Plus haut est le sommet, plus dure est la chute

En guise d’ouverture de sa saison estivale, le Théâtre de l’Orangerie accueille Thierry Romanens, Format A’3 et Dany Peterman, pour raconter les Chapitre de la chute. Saga des Lehman Brothers, de la naissance à la fin brutale de ce qui aura été l’une des plus puissantes banques mondiales.

Lorsque Thierry Romanens arrive sur la scène accompagné de ses comparses, il commence par présenter le texte qui sert de support à cette histoire : une pièce de Stefano Massini, publiée à l’Arche. Tout commence donc en 1844, lorsque Hayum Lehman – rapidement nommé Henry Lehman – foule pour la première fois le sol des États-Unis. Il y ouvre une boutique de tissus. Bientôt rejoint par ses frères Mayer et Emanuel, ils fondront ce qui deviendra la puissante banque Lehman Brothers. Mais avant d’en arriver là, ils ont dû faire face à plusieurs crises, se réinventer en marchands de coton, avant d’investir dans le chemin de fer ou encore la guerre. Au fil de leur histoire et des successions, ils ont constamment dû se réadapter, répondre aux crises économiques – et notamment le terrible krach de 29 qui a entraîné la Grande Dépression – jusqu’à la crise des subprimes. S’ils ont toujours su se relever, l’année 2008 a été celle de trop…

Dans un bureau d’archives

Sur la scène de l’Orangerie trônent des piles de cartons, un escabeau, une grande table et sa chaise à roulettes, la fameuse lampe verte que l’on voit dans tous les films et séries télévisées, ainsi qu’un grand mur noir, en fond de plateau. Il y a peu de doutes, nous sommes entrés dans une salle d’archives, desquelles on tirera toute l’histoire qui va nous être racontée. Thierry Romanens prend en charge, presque seul, ce récit, dans une performance époustouflante : deux heures de quasi monologue, dans lequel il alterne narration et interprétation, en montrant toute la galerie de personnages qui se succèdent dans cette histoire ô combien complexe. Il fait bouger le décor avec lui, déplaçant la table, utilisant les cartons et d’autres accessoires pour illustrer les protagonistes, enchaînant les pirouettes de rattrapage à chaque fois que sa langue fourche – et on le comprend au vu de la difficulté du texte. Si bien qu’on ne sait jamais si les touches d’humour font partie du texte original ou non. Cette façon de procéder donne à l’ensemble du spectacle un côté naturel qui laisse le public pendu aux lèvres du comédien.

Pour autant, dire que Thierry Romanens prend en charge ce récit presque seul ne serait pas un juste hommage envers ceux qui l’accompagnent. À commencer par les trois musiciens de format A3, qui lui donnent la réplique par moments en interprétant certains personnages, illustrant également les traders dans leur bureau, avec leurs claviers d’ordinateurs qui leur permettent de continuer à jour de la musique. Un passage particulièrement ingénieux ! À l’aide de leur contrebasse, batterie et synthé, ils donnent une couleur sonore au spectacle, interprétant des styles musicaux faisant écho aux différentes périodes illustrées. Rappelons que la saga de Lehman Brothers s’étend sur environ 160 ans ! La musique apporte également cette dimension plus émotionnelle, en accentuant les moments de mélancolie, quand la déconfiture est proche, ou, au contraire, soutenant l’intensité des affaires florissantes ou des débats animés au sein du conseil d’administration.

Dernier homme sur scène – et pas des moindres – nous ne pouvons que nous incliner devant la brillante performance de Dany Peterman. À l’aide de craies et d’éponges, il remplit et efface le mur noir du fond de plateau, qui s’avère être en fait un immense tableau noir. Sans trop en dévoiler, on évoquera toute la dimension symbolique qu’il apporte, en dessinant des chemins de fer, en posant certains chiffres importants, mais surtout, dans la dernière partie, en reprenant les visages des trois frères fondateurs, tout en y ajoutant tous les symboles de ce qui a fait leur succès… avant de conduire à la chute. On ne gâchera pas le plaisir ici de découvrir par vous-mêmes l’impressionnante fresque qu’il conçoit en live.

Une passionnante saga

« Saga ». Le texte de Stefano Massini porte parfaitement son nom, tant l’histoire de cette famille paraît surréaliste. Et pourtant, cela n’a rien d’une légende. De génération en génération, le petit magasin de tissu a dû se réinventer, se relever, trouver le bon filon. « Ce n’est pas de la chance, c’est de la méthode ! » martèle Thierry Romanens. Grâce à leur ingéniosité et leur abnégation, les Lehman Brothers parviennent ainsi toujours à monter plus haut… jusqu’à la chute de 2008, dont ils ne parviennent pas à se relever. On soulignera ici tout le paradoxe décrit par cette saga : c’est au moment où il n’y avait plus de membre de la famille Lehman au sein de l’organisation que celle-ci a couru à sa perte, ne parvenant plus à trouver de nouvelle solution.

Ce qu’on apprécie tout particulièrement dans ce spectacle, c’est l’absence de parti pris. Le récit est presque épique, mais ne fait pas pour autant l’apologie de cette ascension avant la chute, soulignant aussi les erreurs commises. Ce sont des faits qui sont racontés, avec la distance nécessaire, tout en ayant l’implication que demande le théâtre. Finalement, il n’y a aucun jugement dans cette histoire. À chacun·e des spectateur·ice·s ensuite de se faire sa propre idée et de développer son esprit critique.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Chapitres de la chute. Saga des Lehman Brothers, de Stefano Massini, du 29 juin au 16 juillet 2023 au Théâtre de l’Orangerie, reprise du 9 au 19 janvier 2025 au Scènes du Grütli et le 7 février 2025 à l’Usine à Gaz de Nyon.

Mise en scène : Thierry Romanens et Andrea Novicov

Avec Thierry Romanens, Format A’3 et Dany Peterman

https://www.theatreorangerie.ch/events/chapitres_de_la_chute_saga_des_lehman_brothers

https://grutli.ch/spectacle/chapitres-de-la-chute-saga-des-lehman-brothers

https://usineagaz.ch/event/chapitres-de-la-chute-saga-des-lehman-brothers/

Photos : © Mercedes Riedy