Quand la passion mène au crime
« Quand elle est faite de haine, d’avilissements et de domination malsaine, la réalité domestique n’est jamais très loin d’une tragédie classique. » (p. 14)
Alors que les féminicides sont en constante augmentation depuis plusieurs années, ce genre de crimes ne sont reconnus en tant que tels que depuis récemment en Suisse. Pendant longtemps, la justice a retenu le motif de « crime passionnel ». Si les mentalités et les lois ont évolué aujourd’hui, il reste encore des progrès à faire, au vu de l’actualité récente… Dans sa collection « Faits divers suisses », Corinne Jaquet publie en guise de deuxième volume une série de récits de l’ordre des crimes passionnels. Entre femmes à bout, hommes humiliés et même un fils qui ne supporte plus la tyrannie de son père envers tout le monde, c’est à un panorama plutôt exhaustif qu’elle nous convie dans ce recueil. Toutes ces histoires se sont déroulées en Suisse romande entre 1967 et 1999. On signalera également l’apport de Jean-Noël Cuénod, chroniqueur judiciaire renommé et invité sur ce volume, qui narre le dernier récit du livre, avec une histoire qui a marqué les mémoires genevoises.
« Vingt coups de massette sur la tête. À vingt reprise, le gros marteau d’un kilo s’est abattu sur le crâne de Diego qui a lentement glissé du lit sur le tapis. La tache de sang s’y est imprégnée et agrandie. Une fois son forfait accompli, Rosalia a quitté l’appartement du cinquième étage d’Écublens et a marché jusqu’à la gare de Renens. Depuis une cabine, elle a téléphoné à la police pour se dénoncer. » (p. 67)
Chaque récit est construit comme une chronique judiciaire, à la différence près que les prénoms sont fictifs, exception faite des juges et avocats. Tout commence avec un résumé des faits, en débutant par le crime. S’ensuit la dénonciation et l’arrestation du ou de la coupable. Corinne Jaquet procède alors à un retour en arrière, pour tenter de comprendre le contexte qui a conduit à une fin aussi tragique, avant que ne soit narré le procès, avec les argumentaires des deux parties et les réactions des journalistes. On en vient alors au jugement et, lorsque la situation le demande, à ce qui s’est passé par la suite : recours de l’avocat, libération, retour dans la famille, voire même évasion de prison dans l’un des cas !
« La scène bouleversante à plus d’un titre possède toutes les apparences du crime commis par jalousie. On apprend très vite que la belle Italienne avait quitté l’ouvrier quelques jours plus tôt. Elle se trouvait là avec quelques personnes, dont un jeune homme qui n’était autre que son neveu et que le meurtrier a pris pour son nouvel amant. L’enquête démontrera que c’est une exclamation de lassitude de l’ancienne maîtresse qui aurait déclenché le drame et que l’origine de cet épilogue est à recherche bien loin, la victime ayant accumulé les torts. » (p. 58)
À lire toutes ces tragédies, on ressent parfois de l’empathie envers le ou la meurtrier·ère, alors que le/la véritable coupable semble être la victime. Le comportement toxique de cette dernière n’excuse pas une telle extrémité, mais on peut comprendre que le/la conjoint·e ait été à bout de force. Avec cette question qui s’impose évidemment : pourquoi n’est-iel pas parti·e ? Bien souvent, iel n’avait pas le choix : des menaces, problèmes de papiers ou peur pour les enfants sont souvent la raison pour laquelle on en vient à tuer, pour se protéger et protéger l’entourage, au lieu de partir. Parfois, et c’est là que c’en est terrible, l’amour reste trop fort, malgré les difficultés. On en revient aux histoires de féminicides évoquées en introduction, où ce sont cette fois-ci les futures victimes qui ne parviennent pas à partir, alors que tout se termine de la pire des manières… À travers ces différents récits, Corinne Jaquet nous montre toute la complexité de ces situations. On ne sait de plus sans doute pas tout, des zones d’ombre demeurant toujours, mais certaines dynamiques peuvent nous aider à comprendre. Des dynamiques qui ont d’ailleurs conduit les jurés et autres juges à retenir la motivation de « crimes passionnels ».
« Les agents s’avancent. Le spectacle est presque insoutenable, l’un d’entre eux a un haut-le-cœur. Ce qui était sans doute une belle femme de 29 ans quelques heures auparavant n’est plus qu’un amas de chair et de sang. Au total, le légiste dénombrera trente-neuf coups de couteau sur le corps de la malheureuse, dont vingt-six au moins ont été mortels, touchant le cœur, la rate, le foie ou les poumons. C’est dire si elle avait peu de chances de s’en sortir. » (p. 46)
Pour autant, on ne peut décemment pas excuser les tueur·se·s, surtout lorsqu’on prend conscience de la violence de certain·e·s. Même si la détresse émotionnelle est compréhensible, un tel acharnement demeure impardonnable. On comprend alors pourquoi on ne retient plus ce motif de « crime passionnel », tant il est difficile de faire la part des choses entre un acte commis sous le coup d’une émotion qui dépasse l’assassin, ou si le meurtre a été prémédité. Trop de coupables ont joué sur cette option, et on peut se douter que de nombreuses erreurs de jugement ont pu être commises. Et alors qu’on entend aujourd’hui des critiques sur les lois et certaines décisions, à la lecture de ce recueil, on comprend aussi à quel point rien n’est simple. Comment décider des lois équitables pour tout le monde ? Si elles ne sont aujourd’hui sans doute pas optimales, difficile toutefois de savoir quel peut être le bon équilibre.
Fabien Imhof
Référence :
Corinne Jaquet, Corinne Jaquet raconte… des crimes passionnels, Éditions du Chien jaune, coll. « Faits divers suisses » (vol. 2), 2023, 162 p.
Photo : © Fabien Imhof