Les réverbères : arts vivants

Quand Lear devient fou

C’est une pièce qui parle de folie – la folie du jeu contre celle de l’actualité. Qui parle d’œuvres et de création, de l’art et de soi. C’est une pièce qui filme – pour documenter, pour dérouter. Qui ne laisse pas indifférent. C’est La Folie Lear, à la Comédie de Genève jusqu’au 1er décembre 2018.

 Au panthéon des œuvres qu’il faut avoir lu avant de mourir figure Le Roi Lear (King Lear). Du moins, c’est ce que je me suis laissée dire. Cette tragédie en cinq actes est écrite au début du XVIIe siècle par William Shakespeare. C’est autour de cette œuvre que s’articule La Folie Lear, écrite par Serge Martin, qui la met en scène avec la complicité de Christian Geoffroy Schlittler.

 Le personnage, l’acteur, l’individu

Le Roi Lear raconte un destin tragique. Celui de Lear, roi vieillissant qui, pour assurer sa succession, décide de partager son royaume entre ses trois filles… et de donner la part du lion à celle qui l’aime le plus. Il va sans dire que rien ne va se passer comme prévu – surtout lorsque la cadette, Cordélia, se montre trop sobre au moment de confesser son amour filial. Elle sera bannie, Lear deviendra fou et le royaume sombrera dans la guerre. Voilà dans les grandes lignes.

Ces grandes lignes, je ne les avais pas au moment de découvrir La Folie Lear, n’ayant jamais lu Shakespeare.

Et c’était peut-être mieux. Car en réalité, ce que propose Serge Martin n’est pas une reprise, une relecture ou une adaptation du Roi Lear. C’est plutôt une construction ou, mieux encore, le rêve d’une construction. Ce que raconte La Folie Lear, c’est l’aventure créatrice d’un acteur vieillissant qui, dans le confort de son bureau, rêve d’un projet théâtral. Ce projet s’intitulera Nos Lear – les Lear pluriels, multiples. Les nôtres. Quoique. L’homophonie faisant bien les choses, le projet peut devenir No Lear en anglais – l’absence de Lear, le Lear qui disparaît derrière… derrière quoi ? Derrière la violence du monde.

 Nos Lear rassemblera trois textes différents : Le Roi Lear de Shakespeare, Minetti de l’autrichien Thomas Bernhard et Roi Lear de l’argentin Rodrigo García. La première représente le mythe de Lear, centrée autour du personnage du roi ; la deuxième fait la part belle à l’acteur allemand Bernhard Theodor Henry Minetti, qui interprète Lear ; la dernière laisse place à l’individu, Lear devenant un homme comme un autre. Personnage, acteur, individu – ces trois facettes du théâtre seront mises en lien avec les événements traumatiques de ces trente dernières années. No Lear sera un moyen de parcourir l’actualité contemporaine entre 1989 et 2018, pour mettre en lumière la folie de notre monde balayé par les guerres, les attentats, les dictatures et la violence en tout genre, grâce à la folie tragique et fictive de Lear.

Voilà pour le projet No Lear. Sur scène, l’acteur vieillissant incarné par Serge Martin détaille ses idées, explique sa future mise en scène. Maquettes à l’appui, il rêve ce que sera Nos Lear : une pièce immersive où le spectateur sera au plus proche des Lear.

L’atelier créateur

La Folie Lear, c’est donc une pièce qui parle d’un projet de pièce. Une mise en abyme. Et c’est tout l’intérêt du dispositif. Qui est Serge Martin ? Est-il le personnage de ce vieil acteur qui, sous les yeux de son petit-fils (incarné par Florestan Blanchon, dans le rôle du Jeune Homme), monte son projet ? Est-il le pédagogue expliquant à ses élèves comment concevoir une création nouvelle aux niveaux multiples ? Est-il Lear face à Cordélia ou au fils de cette dernier, deux avatars que peut représenter le personnage très neutre du Jeune Homme dont l’identité n’apparaît que par touches furtives et jamais développées ? Est-il le metteur en scène documentant son projet pour le proposer à un directeur de théâtre ?

Il est tout cela, et plus encore.

Il est le créateur dans son atelier, obnubilé par sa tâche. Il est celui qui arrête de dormir, qui arrête de manger et ne pense qu’à son but : créer, contre la folie – celle du monde, celle du théâtre, la sienne. Sur le plateau, dans sa tête, tout se mélange. Les trois textes (Shakespeare, Bernhard, García) se répondent, sans qu’on sache toujours à qui appartiennent les phrases, les mots. Smartphone à la main, Serge Martin nous explique. Il se filme, filme ses maquettes. Documente Nos Lear. Face à lui, le Jeune Homme se fait caméraman. Est-il le petit-fils tournant un documentaire sur son grand-père… ou le technicien apportant son appui à l’acteur ? Ce procédé en double prise de vue permet de multiplier les images, de les superposer sur la mosaïque d’écrans qui coupe le plateau. Serge Martin devient double, triple, au fur et à mesure que les images de lui s’amoncellent, projetées en transparence. Clin d’œil à ses identités multiples ? À ces images très concrètes de l’atelier créateur viennent s’en ajouter d’autres – plus tragiques, plus sombres. Images de bombes, de tanks, d’explosions, de villes détruites. Par instant, on reconnaît des lieux. Le Mur de Berlin. La Syrie. Nice. Et ces corps, tous ces corps dans une ville lointaine, après une attaque au gaz sarin.

La folie du monde face à la folie du théâtre.

S’engager dans la folie

Voilà ce que dit La Folie Lear. Un engagement dans la folie, où il faut accepter de tomber sans toujours comprendre, pour en ressortir transformé, dépouillé de nos anciennes valeurs. Avec ses multiples niveaux, son intertextualité, son mélange de médias (aux images s’ajoutent la musique), son quatrième mur qui tombe (car Serge Martin explique avant tout Nos Lear à nous, public, nous prévenant sans cesse de la difficulté de son propos), la pièce est complexe. Elle demande un réel investissement de la part du spectateur. Mieux : un engagement, pour ne pas se laisser porter bêtement par le flot des mots et des images, au risque de perdre le fil.

Un engagement – par pour comprendre, mais plutôt pour accepter la part de folie qui réside en chacun de nous. On ne comprendra pas l’intégralité de La Folie Lear, ce n’est pas le propos. Comme l’a expliqué Serge Martin en bord de scène, après la représentation du 22 novembre, l’art n’est jamais totalement compréhensible – sinon, ce n’est plus de l’art. Pour qu’il conserve sa puissance transformatrice, il doit conserver une part d’indicible.

Que raconte La Folie Lear ? J’y ai vu une nouvelle manière de faire du théâtre. Une manière qui, pour moi du moins, a résonné comme quelque chose d’inédit, de puissant, d’engagé et d’engageant. Quelque chose qui a remis en question ma conception de la création artistique, de la construction d’un objet et de la construction de soi.

On pourrait y voir, encore, tant d’autres choses. Soyons fous.

Magali Bossi

Infos pratiques :

 La Folie Lear de Serge Martin (d’après Le Roi Lear de William Shakespeare, Minetti de Thomas Bernhard et Roi Lear de Rodrigo García) à la Comédie de Genève du 13 novembre au 1er décembre 2018.

 Mise en scène : Serge Martin et Christian Geoffroy Schlittler

Avec Serge Martin et Florestan Blanchon

 Photos : © Grégory Batardon

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Une réflexion sur “Quand Lear devient fou

  • AGBOYIBO Komi

    Merci d’avance pour vos dits sur la pièce.
    J’ai beaucoup aimé.
    Mais la double tragédie dont il est question dans la pièce n’est pas très bien ressortie telle que cela doit se faire voir.

    J’aurais bien aimé que vous nous présentiez clairement avec des exemples bien précis cette double tragédie.

    Merci d’avance.
    josephagboyibo97@gmail.com

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