Les réverbères : arts vivants

Quand l’égoïsme mène à L’Éloignement

La Compagnie Confiture ouvre sa saison au Théâtre de l’Espérance avec L’Éloignement. Si cette pièce, écrite en 1987 par Loleh Bellon, a valu à son autrice un Molière, elle n’a aujourd’hui pas pris une ride, bien que la réflexion qu’elle induit soit différente.

Appartement parisien. Lendemain de première. Après deux ans de travail, la pièce de Charles Meslier (Pietro Musillo), L’Éloignement de Franz Wiederbaum, a enfin été montée. Aux côtés de son épouse Denise (Faustine Jenny), Charles attend la première critique et veut à tout prix savoir ce que son entourage en a pensé. Mais à une époque où le téléphone mobile et internet n’existent pas, il faut s’armer de patience. Alors, Charles est imbuvable, voire irascible et tourne en boucle sur ce qui a fonctionné ou non dans la mise en scène de son ami Michel (Philippe Cohen). Sa femme s’adapte, tente de le soutenir et de le ménager, est à l’écoute – a-t-elle vraiment le choix ? – et passe par toutes les émotions face à son mari qui n’en peut plus. Et même quand les avis s’avèrent positifs, Charles continue de ne pas écouter les autres, bien qu’il soit passé des reproches qui fusent de partout à un excès de joie…

Un éloignement à tous les niveaux

Le titre du spectacle fait bien sûr référence d’abord à la pièce de Charles, dans laquelle il est question des camps de concentration et du génocide des Juifs durant la Guerre, sur fond de rupture familiale. Un texte inspiré d’une histoire vraie, dit-il. Mais L’Éloignement va bien au-delà du propos de la pièce écrite. Si ce spectacle est une mise en abyme du théâtre, où il est question de l’égoïsme d’un auteur, on y parle aussi de différentes formes d’éloignement.

Le plus évident est sans doute celui de Charles avec sa famille. Si son épouse est toujours restée à ses côtés pendant les deux ans d’écriture, supportant ses sautes d’humeur, ses blocages et ses envies d’artiste, viendra inévitablement un moment où elle va craquer. Fatalement, l’isolement avec son mari aura des répercussions sur son état personnel. On peut le percevoir lorsque d’autres personnages s’invitent dans l’appartement. La première visite de M. Lejeune (Gaspard Boesch), un voisin qui veut faire passer son tuyau d’eaux usées dans l’appartement des Meslier, est particulièrement explicite à cet égard. Impatient, Charles l’envoie bouler et lui parle extrêmement mal. Bien que le voisin soit quelque peu envahissant, il ne méritait pas un tel traitement, et l’on perçoit une première prise de conscience de la part de Denise. Et cela va encore plus loin lors de la visite de la journaliste (Patricia Mollet-Mercier), durant laquelle Denise est totalement ignorée et mise de côté.

Dans la famille, il y a aussi la fille, Nina (Gaëlle Imboden), que son père ne fait que dénigrer pour avoir choisi des études de droit international, bien éloignées de ses préoccupations à lui. Il insiste d’ailleurs pour qu’elle prenne de ses nouvelles, s’enquière de sa pièce, mais lui ne fait jamais le pas inverse… Cet éloignement à l’interne aura d’ailleurs d’autres conséquences, pour Denise notamment, qui ne voit presque plus son père, préférant soutenir Charles. Mais quand le patriarche tombe malade, bien des choses risquent de changer.

Une pièce qui a bien vieilli

L’Éloignement prend place dans les années 80, avec un téléphone unique dans le foyer et pas d’internet. Ce sera d’ailleurs une source de tensions au sein de la famille puisque, lorsque Denise passer deux heures au téléphone avec sa mère, Charles craint de manquer des appels importants. Cet élément résonne comme le reflet d’une époque, plaçant véritablement le spectacle dans un contexte très différent du nôtre.

De fait, le comportement de Charles permet d’aborder d’autres thématiques. Si l’on se place du point de vue d’un·e spectateur·ice des années 80, on voit son attitude comme une succession d’effets comiques. Si cela s’avère toujours vrai aujourd’hui, une autre réflexion nous vient inévitablement à l’esprit : Charles ne laisse pas parler les autres, surtout les femmes. Il interrompt ainsi régulièrement Denise, Nina et la journaliste, prétextant avoir compris ce qu’elles voulaient lui dire, avec une attitude plutôt condescendante. Son intention paraît louable, puisque, d’apparence, il cherche à se mettre à la place de l’autre. Mais il n’en est rien, en réalité ! En ne laissant pas parler les autres, pensant comprendre ce qu’elles veulent dire, tout en étant totalement à côté de la place, Charles pratique le mansplaining. Pour faire court, disons qu’il cherche à expliquer quelque chose à quelqu’un – en l’occurrence des femmes – qui savent en réalité mieux que lui. Mais il ne le comprend pas… Sans doute n’était-ce pas la volonté de Loleh Bellon d’aborder cette thématique en 1987 – le concept n’est d’ailleurs né que dans les années 2010 – mais ce propos résonne ainsi aujourd’hui, tout en conservant l’effet comique visé. L’Éloignement, loin d’avoir vieilli, traverse ainsi les âges en s’adaptant aux réflexions de l’époque, sans pour autant modifier le texte d’origine. Et cela, c’est une grande force !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’Éloignement, de Loleh Bellon, par la Compagnie Confiture, du 20 septembre au 1er octobre au Théâtre de l’Espérance.

Mise en scène : Gaspard Boesch

Avec Faustine Jenny, Patricia Mollet-Mercier, Gaëlle Imboden, Pietro Musillo, Philippe Cohen et Gaspard Boesch

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Photos : © Cie Confiture

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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