Quand les manipulateurs se font manipuler
Entre faux-semblants et manipulation, La fausse suivante de Marivaux se joue au Théâtre du Carouge jusqu’au 29 mars, dans une mise en scène de Jean Liermier. Porté par une brillante troupe, ce spectacle finit par piéger les plus malins…
Résumer une pièce de Marivaux s’avère toujours un exercice fastidieux. Accrochez-vous. Le beau Lélio est à deux doigts d’épouser une Comtesse lorsque l’on lui parle d’une jeune demoiselle, plus belle et surtout plus riche. C’est l’occasion rêvée de doubler sa rente. Cependant, tout n’est pas si simple. Ayant signé un dédit avec la Comtesse, il doit s’arranger pour que ce soit elle qui rompe les fiançailles. Il a alors la brillante idée de demander à un jeune et fringuant chevalier de séduire sa promise, et lui d’aller librement courtiser la demoiselle de Paris… Oui mais voilà, sous les traits du chevalier se cache en réalité… la demoiselle en question ! Elle prendra un malin plaisir à retourner le jeu de Lélio contre lui, et punir ceux dont les mœurs ne sont pas convenables…
Une scénographie imaginative
Sur les planches de la Cuisine se dressent d’abord des murs blancs. Au milieu, sur une immense bâche, trônent une mobylette et un tas de transpalettes. On se trouve alors dans la cour du château, revu à la lumière du XXIème siècle. Car Jean Liermier choisit d’inscrire La fausse suivante dans un contexte contemporain, ainsi qu’il l’avait fait il y a quelques années avec Le jeu de l’amour et du hasard. Par ce biais, il montre que le texte de Marivaux demeure actuel et que les faux-semblants dont il est question trouvent un retentissant écho de nos jours. Tromperie, légèreté, manipulation… tels sont les maîtres-mots de cette pièce et de nombreuses relations amoureuses d’aujourd’hui.
Entre chaque acte, le décor évolue, modifié à vue par les comédiens et des techniciens. De la cour du château, on entre dans un salon, figuré par un plancher verni, un canapé et une table basse. Enfin, le mur du fond s’ouvre pour montrer une forêt enneigée. Il y a quelque chose de magique dans la mise en scène de Jean Liermier. Cette magie est exacerbée par la poésie des transitions entre les actes, quand un ange passe, accompagné de douces mélodies de piano, soit sans rien dire, soit en venant réciter la Première lettre de Saint-Paul Apôtre aux Corinthiens, qui débute ainsi : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. » Le contraste s’installe avec les desseins du vénal Lélio, qui privilégie l’argent à l’amour, nous donnant une idée de comment tout cela va finir…
Et la morale l’emporta
La fausse suivante est portée par une formidable troupe. À commencer par Rébecca Balestra, moustachue pour l’occasion, dans un rôle où on n’a pas l’habitude de la voir. Pourtant, grimée en chevalier, elle excelle, en tirant les ficelles de cette incroyable mise en scène créée par Marivaux. Avec ce ton souvent cru dont elle a le secret, elle incarne un chevalier plus vrai que nature, faisant illusion non seulement auprès de ses compères, mais aussi face au public. Son homologue, Baptiste Gilliéron, n’est pas en reste. Se croyant le plus grand des manipulateurs, il arbore une attitude hautaine, un air sûr de lui qui pourrait être détestable, si on ne connaissait pas la vérité. C’est bien l’une des forces de Marivaux, qui parvient à jouer sur les émotions du spectateur. On est ainsi tiraillé entre la culpabilité d’être voyeur et la jubilation de connaître les secrets de la farce à laquelle on assiste. Cette farce n’en serait d’ailleurs pas une sans les deux compères Arlequin (Pierre Dubey) et Trivelin (Christian Scheidt), les deux valets, qui apportent une dimension comique bienvenue. Dans ce jeu de manipulation qui les dépasse, ils tentent tant bien que mal de récupérer une part du butin, eux qui sont ne gagnent d’ordinaire que des miettes. Ils s’en sortiront plutôt bien. Mais la dimension comique ne serait rien sans Brigitte Rosset, une Comtesse qui semble par moments sortie d’une pièce de boulevard et apporte la touche d’exagération qu’il faut pour compléter ce tableau peint de main de maître par Jean Liermier.
Et au final, la morale sera sauve : le manipulateur vénal sera puni, ne pouvant conserver la Comtesse faute de mieux. Cette dernière, qui s’est montrée volage, finira, elle aussi, humiliée. Quant à Trivelin, déchu de ses richesses avant de devenir valet, il s’en sortira avec quelques Louis d’Or, qu’il ira dépenser avec son compère Arlequin. L’honneur de la demoiselle est sauf, et celle qui devait être piégée finit par tous les faire tomber… De cette farce, on retiendra ainsi qu’à trop vouloir manipuler, à se croire au-dessus des autres, la chute n’en est que plus retentissante. Le chef-d’œuvre de Marivaux trouve donc une parfaite résonnance dans cette mise en scène de Jean Liermier, à qui il faut, ainsi qu’à toute sa troupe, tirer un immense coup de chapeau !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
La fausse suivante de Marivaux, du 3 au 29 mars 2020 à La Cuisine du Théâtre de Carouge.
Mise en scène : Jean Liermier
Avec Rébecca Balestra, Pierre Dubey, Baptiste Gilliéron, Jean-Pierre Gos, Brigitte Rosset et Christian Scheidt
https://theatredecarouge.ch/saison/piece/la-fausse-suivante/70/
Photos : © Carole Parodi