Quand on attend en bord de scène…
Quand on va au théâtre, on vient pour un spectacle – pas vrai ? Mais alors… que se passe-t-il si ça ne commence pas ? Que faire de cette attente non-désirée qui nous tombe dessus ? Suspense ? Ennui ? À moins que ce moment creux soit justement l’enjeu de ce qu’on va voir. Voici l’expérience que propose la Cie 36 du mois, avec On était une fois.
Une fois n’est pas coutume, sitôt poussée la porte de la salle du TMG, on nous dirige… en direction de la scène. Ce soir, pas question de s’asseoir sur les bancs ordinairement dévolus au public – non ! Des gradins de bois à plusieurs niveaux, rembourrés de coussins en velours rouge, nous attendent en bordure de scène et dans un arc de cercle parfait. On s’y hisse, on s’y perche… le tout tenant un peu du théâtre de Guignol à l’ancienne, un peu du cirque de notre enfance. Ce soir, c’est un personnage récurrent de la Cie 36 du mois[1], Monsieur Lorem Ipsum (Emmanuel Audibert) qui endosse le rôle de maître de cérémonie. Son nom a de quoi étonner : il fait écho à une technique utilisée dans l’imprimerie pour simuler des blocs de texte en utilisant des phrases de remplissage vaguement inspirées du latin de Cicéron. « Lorem Ipsum », ce sont les premiers mots de cette technique – qui ne veulent, stricto sensu, rien dire ! Notre guide serait-il donc un être sans signification, une enveloppe vide à laquelle on peut donner la signification qu’on souhaite ? Peut-être. Il nous accueille en tout cas avec un grand sourire, prenant le temps de commenter pour nous le titre du spectacle, cherchant à savoir ce qu’on a deviné (ou pas) sur la pièce.
Mais chuuut… voilà Monsieur Lorem Ipsum qui file en coulisses et nous laisse sur nos gradins. Et on attend. Car c’est sûr, le spectacle va bientôt commencer. Enfin – normalement.
Des peluches dans un jeu de miroirs
Devant nous, une grande structure ronde, recouverte d’un drap noir. Une table ? Une micro-scène ? On ne sait pas trop. À sa gauche, un piano, un micro… tout cela est décidément bien mystérieux. En revanche, pile en face de nous, il y a d’autres gradins – un autre public. Haut en couleurs, tout de plumes, poils ou écailles vêtu… avec de grands sourires ou des yeux ronds… ce sont des peluches ! Souriceau, gorille, étrange girafe jaune, femelle et bébé singe, vachette et son petit, ours, chien – comme nous, elles attendent, perchées sur des gradins un peu plus petits que les nôtres.
Mais peu à peu, l’impatience se ressent. Les peluches, entièrement robotisées, s’agitent sur leurs sièges, sans le concours d’aucun·e marionnettiste. Une prouesse technique, d’autant plus que chacune possède sa propre voix enregistrée, avec son timbre et son accent particulier ! Elles bougent les oreilles, remuent la queue, étendent les bras, secouent la tête, se penchent pour lire le programme… semblent si réelles qu’on oublie qu’elles ne sont pas vivantes (ou alors, le sont-elles ?! ). Elles s’apostrophent : QUAND est-ce que la pièce va ENFIN commencer ?! Devant nous, c’est tout le microcosme d’un public de théâtre qui se déploie – comme si on nous tendait un miroir. Il y a celui qui n’arrête pas de se plaindre (le souriceau), celui qui tente d’expliquer le concept du spectacle (le chien), celui qui essaie d’appeler au calme (le gorille), celle qui s’enthousiasme pour tout (la vachette), celui qui a perdu ses parents (le poussin), celle qui est blasée (la femelle singe)…
Loup y es-tu ?
Et puis, soudain, il y celui que tout le monde redoute. Il arrive en sifflotant, et dans l’ombre se devine le brouhaha de sa moto (une grosse cylindrée). Lui, ce n’est pas une peluche – mais une vraie marionnette. Lui, c’est le Grand Méchant Loup. Installé au centre du public, sur un petit coussin rouge posé sur le gradin, il attend de croquer la pièce sous les regards tremblants des autres spectateur·ice·s… « Quand je viens au spectacle, j’arrive quand je veux, je repars quand je veux, il y a toujours une place pour moi… » Qui est-il ? Peut-être un critique, après tout – un de ceux qui ont les dents longues et qui ne font pas de quartier. C’est évidemment une interprétation un peu stéréotypée, la pièce ne donnant pas la solution et permettant de voir dans le loup celui ou celle qu’on veut.
Ce n’est pas Monsieur Lorem Ipsum qui va nous donner la solution, en tout cas. Le revoici qui sort des coulisses et ôte enfin (!) le drap recouvrant l’étrange structure ronde qu’on prenait pour une table basse. C’est un plateau de théâtre en signature. Le spectacle peut commencer…
De l’art de n’y rien comprendre
À ce stade, ne comptez pas sur moi pour vendre la mèche en vous révélant la nature du spectacle au cœur de On était une fois ! Ce serait un peu facile, car tout l’intérêt est justement de se confronter à l’attente… puis de plonger dans l’univers onirico-musical que Monsieur Lorem Ipsum, qui s’est installé à son piano, nous propose. Disons simplement qu’il est constitué de myriades de petites silhouettes humaines blanches, réduites à leur strict minimum de stylisation (une tête ronde, un corps en rectangle de papier). Ces silhouettes, ce sont des « on » – et ce qui leur arrive, c’est… beau. Simplement beau. Et ce qui est beau ne doit pas être analysé (surtout quand on n’y comprend rien, comme le disent à plusieurs reprises les peluches). Progressivement, on en vient donc à accepter de voir quelque chose de beau, auquel toutes les tentatives d’explications (même les plus alambiquées) n’apportent pas grand-chose. Est-ce que ce ne serait pas ça, l’art ?
Mais alors… à quoi rime cette étrange expérience à laquelle Monsieur Lorem Ipsum, en bon ordonnateur de la soirée, nous a soumis·es ? Pour moi, il s’agit d’une tentative d’immersion – à plusieurs niveaux. On s’immerge d’abord dans l’attente vécue par les peluches, parce qu’elles nous ressemblent et passent par les mêmes états (émotionnels, physiques, intellectuels) que nous. On s’immerge ensuite dans le personnage de Monsieur Lorem Ipsum, seul humain sur scène… et sorte de « Monsieur Tout-le-Monde » qui pourrait (ou pas) être nous. On s’immerge, enfin, dans le spectacle qui nous est proposé sur le plateau rond, dans ces « on » sur lesquels on peut projeter notre propre imaginaire. Et quand la pièce, enfin, s’achève, on en ressort avec plus de questions que de réponses – mais ce n’est absolument pas un problème.
Car on sait, en disant au revoir aux drôles de peluches de la Cie 36 du mois, que c’est exactement la même chose pour elles.
Magali Bossi
Infos pratiques :
On était une fois, d’Emmanuel Audibert au Théâtre des Marionnettes de Genève, du 4 au 13 octobre 2024
Mise en scène : Emmanuel Audibert
Avec Emmanuel Audibert
https://www.marionnettes.ch/spectacle/etait-une-fois
Photos : © Giorgio Pupella
[1] Voir la première pièce de la Cie, Qui est Monsieur Lorem Ipsum ?, jouée en 2012 et dans laquelle il tenait le rôle-titre.