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Redécouvrir Venise, la vraie

« La zone industrielle deviendra un gigantesque musée. Dans la foulée arriveront les touristes, pour peu que cette drôle d’engeance existe encore. Mais pourquoi, plutôt que les verreries de Murano, ne visitent-ils pas dès maintenant nos fabriques ? Pourquoi fréquentent-ils la Biennale d’art ou la Mostra, qui exhibent des œuvres et des films qu’ils pourraient voir ailleurs – alourdissant du même coup le fardeau de notre ville dont la capacité d’accueil a atteint ses limites ? Venise est-elle encore en mesure d’accepter l’amour qu’on lui porte ? » (p. 48)

Ayant vécu une grande partie de son enfance en Vénétie, Jean-Pierre Keller connaît bien Venise et sa périphérie, comme Mestre et Marghera. Ce sont ces lieux qu’il met en scène dans Le radeau des Pink Floyd, un roman à la première personne, paru aux Éditions l’Âge d’Homme en 2019.

Tout commence avec un concert géant donné par les Pink Floyd en 1989, sur un radeau face à la place Saint-Marc. Damiano rencontre alors Sophie, une jeune étudiante. Grisés par le concert et d’autres substances, ils couchent ensemble dans une barque. Pourtant volage et enchaînant les histoires sans avenir, Damiano ne parvient pas à se sortir Sophie de l’esprit. Après une ellipse de plus de six ans, militant toujours pour la survie de Venise, le protagoniste pense encore à elle et finira par tout faire pour la retrouver. C’est sa quête à travers la ville, entremêlée de souvenirs, que nous découvrons dans ce roman. Jusqu’à l’incendie de la Fenice, en 1996, et une rencontre qui changera tout…

« Les rêves d’antan… Qu’en reste-t-il quand s’embrasent les lieux de la mémoire ? Quand pleure la ville étouffée sous les effluves mortifères ? Quand sur les têtes s’abat la funeste trépidation de l’oiseau d’acier ? Rosi par la réverbération des dernières braises, le ciel n’est plus qu’une carte postale un peu kitsch. » (p. 96)

Durant la première moitié du roman, on suit un récit décousu, ou les souvenirs d’enfance se mélangent au présent de Damiano, entrecoupés d’allusions à Sophie, au concert des Pink Floyd et à ses autres – nombreuses – aventures. Pourtant, on n’a pas envie de décrocher. Les bribes qui se succèdent tiennent le lecteur en haleine, obligé qu’il est de tout relier pour reconstruire mentalement le parcours de Damiano. Si les personnages demeurent mystérieux, ils se dévoilent pourtant plus que les apparences ne le laissent croire. Ainsi, on découvre un Damiano très engagé dans la survie de sa ville, devenu libraire, mais toujours militant au sein d’un journal placardé régulièrement dans les rues de Venise. On assiste aux souvenirs qu’il a de son père et de ses paradoxes. Pour preuve : ce dernier lui interdisait de parler le dialecte vénitien à la maison, le forçant à « s’exprimer correctement », mais s’est vu lire un poème, en dialecte précisément, lors de ses funérailles.

« – Ne te moque pas. Quelques années plus tard, [Rousseau] est nommé secrétaire d’ambassade à Venise. Quand nous sommes arrivés, j’ai repris la lecture [des Confessions], curieuse de voir comment il avait perçu cette ville au cours des douze mois qu’il y a passés. Et là, stupeur, rien de ce qui la rend inoubliable à nos yeux n’apparaît dans la quarantaine de pages qu’il lui consacre. C’est comme si l’architecture, la peinture, les fresques, le pont du Rialto, n’existaient pas à ses yeux. La place Saint-Marc elle-même n’est mentionnée qu’au détour d’une phrase ! » (p. 31)

À l’image de Rousseau, Jean-Pierre Keller ne montre pas la Venise connue des touristes – celle de la Fenice, du pont des Soupirs, ou autre place Saint-Marc. À travers la recherche de Sophie et les souvenirs de Damiano – son père directeur d’une usine d’aluminium, sa mère enseignante, ses cours de guitare, ses études de lettres… – le lecteur découvre une autre Venise, qu’il n’a pas l’habitude de voir. On visite ainsi les usines en périphérie de la ville, des quartiers comme Marghera, où vivait Daminao le terrafermicolo (le gars de la terre ferme) dans son enfance. On se rend par exemple compte qu’il n’y a pas de terre, à proprement parler, à Venise, car toutes les rues y sont pavées. Nombre d’anecdotes sont proposées dans ce roman. On en découvre ainsi les paradoxes crus, loin de l’image idyllique qu’on s’en fait habituellement… Pour une immersion encore plus complète, de nombreux passages et dialogues sont écrits en dialecte – toujours traduits, rassurez-vous – dont on se rend compte qu’il est, bien souvent, assez proche du français dans certaines tournures.

« Il y a les ponts qui unissent et les ponts qui séparent. Il y a les ponts où l’on danse et les ponts d’où l’on se jette. Il y a les ponts que l’on coupe, les ponts qui ne mènent nulle part, les ponts qui s’étendent à perte de vue, tel un ruban sur lequel se déroule notre vie. Il y a les ponts qui donnent le vertige et ceux que l’on traverse dans espoir de retour, comme le pont des Soupirs. Il y a le pont de la Liberté. Qui rattache Venise à la terre ferme. Ce qu’on ignore quand on le franchit en train, en bus, en voiture. » (p. 207)

Le radeau des Pink Floyd, c’est donc une façon de découvrir Venise autrement, tout en suivant une histoire romanesque des plus classiques : la quête d’un amour perdu. Tout n’est pas rose, rien n’est simple pour Damiano. Loin de présenter une vision idyllique – que ce soit de Venise ou de l’histoire entre Damiano et Sophie – Jean-Pierre Keller ne propose pas de happy end. Il montre simplement la vie, la vraie, avec ses hauts et ses bas, ses engagements, ses décisions qui changent tout, ses sentiments, ses souvenirs… Un roman d’un réalisme cru qui réussit son pari de montrer « une Venise ignorée des touristes, où le déclin de la zone industrielle fait écho au drame de la ‘’cité qui s’enfonce’’[1]. »

Fabien Imhof

Référence : Jean-Pierre Keller, Le radeau des Pink Floyd, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2019.

Photo : © Fabien Imhof

[1] Extrait tiré du quatrième de couverture

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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