Retrouver le passé pour enfin avancer
« La distance crée l’idolâtrie. Tu oubliais l’indifférence qu’elle t’avait souvent manifestée, tu te construisais une mère idéale, c’était tellement plus facile. Tu t’inventais des moments volés, juste elle et toi, des moments où elle te prenait sur ses genoux, où elle consolait un chagrin en t’offrant du chocolat. À force d’y penser, tu avais fini par être persuadée que cela avait existé. » (p. 34-35)
À la mort d’Eugène, son père, Jeanne retourne à Vaison, en Provence, dans la maison d’enfance que son père avait conservée à son insu. Il faut dire que le départ avait été chaotique : un soir de 1971, en pleine nuit, Eugène avait réveillé sa fille et était rentré en Suisse avec elle, sans rien dire, sans qu’elle n’ait même le temps de dire au revoir à sa mère. Ce retour à Vaison lui permettra de découvrir toute la vérité sur son passé, sur cette mère qu’elle cherche à tout prix à revoir. Avec En finir avec ton enfance, Corinne Jaquet signe un roman intime, empli d’émotions. Un ouvrage auquel elle pensait depuis longtemps, et qui est cette fois bel et bien là.
« Pleure, petite fille, pleure si ça te fait du bien… mais tout ça ne reviendra pas. C’est fini, c’est passé, tes personnages son morts et leur mémoire avec eux. Tu dois en finir un jour avec ton enfance. » (p. 200)
Le style employé dans ce roman par Corinne Jaquet a de quoi surprendre : tout le récit est écrit à la deuxième personne. Durant les premières pages, ce choix a quelque chose de déroutant, d’autant plus que tout est écrit au présent, à l’exception de quelques retours dans des souvenirs plus anciens. En utilisant le tutoiement, elle crée une forme de proximité à la fois temporelle et personnelle, comme pour nous plonger complètement dans l’univers de Jeanne. On ne peut s’empêcher de se dire que c’est l’auteure qui s’adresse directement à nous, ou à son personnage. Puis, on comprend. On s’imagine que ce « tu » est la petite Jeanne, celle encore prise dans l’enfance, accompagnée par la grande Jeanne, celle qui sait, celle qui est passée à l’âge adulte. Celle qui est apaisée de connaître la vérité. Celle qui est devenue une autre personne. Comme si elle revenait sur tout ce qu’elle a vécu lors de son retour, étape par étape, pour s’assurer que la petite fille qu’elle était ait toutes les informations, sache tout ce qui s’est passé. Car Jeanne semble avoir occulté ses souvenirs, oublié certaines choses à propos de sa mère. Il faut désormais reconstituer la véritable image du passé, avant de retrouver cette mère, dont elle ne sait pas si elle est encore en vie ou non. C’est aussi l’occasion de réhabiliter totalement ce père à qui elle en a voulu de ce départ précipité. Ses souvenirs sont biaisés, il lui faut donc y replonger pour en finir avec l’innocence de l’enfance, pour enfin avancer.
« Et le temps passe encore. Les anniversaires suivent les Noëls, les événements d’une vie d’adolescente s’enchaînent rapidement. L’école, les petites amours naissantes, plein de choses prennent la place des souvenirs. En plus, on les enjolive, les souvenirs. On les agrémente de ce qui nous fait du bien. On les lisse, on les purifie de mauvaises pensée, on en fait surtout ce que l’on veut. » (p. 32-33)
En finir avec ton enfance narre aussi une forme d’enquête, à la fois à travers les souvenirs, avec des chapitres plutôt courts formant les pièces d’un puzzle ; mais aussi à la recherche de cette mère qu’elle ne parvient pas à comprendre. Comme quoi, le polar n’est jamais bien loin avec Corinne Jaquet ! Mais ici, l’enquête s’avère beaucoup plus intime, plus intérieure. Pour l’aider, Jeanne retrouve son journal d’enfance, dans lequel elle lit ce qu’elle avait oublié : les absences de la mère, ses propos durs à son égard, mais aussi d’autres événements qui concernaient son entourage et dont elle ne se rappelait pas. En finir avec ton enfance, ce sont donc aussi des rencontres, ou plutôt des retrouvailles, avec Véronique, cette amie d’enfance avec qui elle s’était brouillée, avec Gasparde Ratoux, alias la Ratatouille, qu’elle suivait comme son ombre dans sa prime jeunesse, avec Gaëtan, son premier amour… Il lui faut passer par tout ça, avoir de grandes discussions, pour enfin en finir avec cette enfance.
« Tu te faisais mal avec ton enfance depuis plus de vingt ans. Ton père disparu, n’était-il pas temps d’éteindre enfin la mèche capable toujours, tout le temps, de tout faire exploser ? N’y avait-il pas du vice, finalement, à conserver cette épine dans le pied ? » (p. 85)
En finir avec ton enfance, c’est finalement un roman centré sur l’humain, sur l’intime de son être profond. L’écriture de Corinne Jaquet n’est ni fataliste, ni triste. Il y a bien sûr toute l’émotion de Jeanne de découvrir le portrait de cette mère si souvent absente et ce qu’elle est devenue. Mais on retient aussi toutes ces figures importantes qu’elle a la joie de retrouver, et à qui elle apporte aussi cette joie. On pense à Gasparde, qui retrouve la lumière de la vie quelque temps durant, en conversant avec Jeanne, par exemple. À mi-chemin entre un roman initiatique, historique aussi, par le métier d’Eugène, avec quelques touches de polar dans l’enquête, En finir avec ton enfance présente aussi une forme de romantisme, pourrait-on dire. Je me rappelle alors les mots de Corinne Jaquet lorsqu’elle m’a parlé de ce roman : « J’ai enfin l’impression d’être une vraie romancière. » Chère Corinne, je te le confirme, tu es une vraie romancière.
« Tu croyais avoir laissé un bout de ton cœur à Vaison, mais c’est faux, ton cœur, tu l’avais emporté avec toi. » (p. 276)
Fabien Imhof
Référence :
Corinne Jaquet, En finir avec ton enfance, Genève, Éditions du Chien Jaune, 2024, 316 p.
Photo : ©Fabien Imhof