Les réverbères : arts vivants

Revenir sur l’horreur avec humour et ironie

Jusqu’au 19 février, le Théâtricul accueille Pierre-Philippe Devaux et son spectacle Je n’avais jamais vu la mer : un hommage intimiste basé sur le récit de son père, soldat durant la guerre d’Algérie.

Louis Devaux, de son surnom Louis Devaux, a 20 ans en 1957, quand il doit quitter sa région lyonnaise pour rejoindre les rangs de l’Armée française en Algérie. Le titre du spectacle n’est autre que la première réplique du spectacle, alors qu’il regarde la grande étendue d’eau salée avec des yeux émerveillés. De là, Pierre-Philippe, son fils, l’incarne et raconte son départ, le voyage en bateau, la rencontre avec ses compagnons, la formation sur place, la confrontation avec les autochtones, les permissions… mais aussi les combats, les morts et les discours transmis par le gouvernement. Seul en scène, Pierre-Philippe Devaux nous livre ce récit intime en y incarnant tous les personnages, dans une brillante performance d’acteur.

Un spectacle plein d’humour

À lire le résumé de Je n’avais jamais vu la mer, on ne s’attend surtout pas à rire. Le sujet est grave, plein d’horreur. Alors, on imagine un parcours très émouvant et un discours dur. Quelle n’est pas notre surprise lorsque l’on découvre une forme de one-man-show sous nos yeux ? Pierre-Philippe Devaux débarque sur la petite scène du Théâtricul simplement muni de sa valise, avec deux rideaux de tulle noir en guise de décor. Le reste ne sera habillé que par son jeu et les lumières imaginées par Myriam Sintado.

Ce qui nous frappe, donc, c’est de rire, et de rire énormément. Pierre-Philippe Devaux livre une impressionnante palette de ressorts comiques. À commencer par les accents, ceux de ses deux camarades bien sûr, Titou le Marseillais et Rodolphe l’Alsacien, mais aussi cet autochtone qui passe tous les jours le poste de douane gardé par Loulou. Loin de n’être qu’un effet comique, ce personnage recèle d’ailleurs un lourd passé, et s’avère bien plus proche de Loulou qu’il n’y paraît… Bref, Pierre-Philippe Devaux parvient aussi à nous faire rire en interprétant certains chants du régiment, en imitant les attitudes anguleuses des gradés – qui parlent tous pareil, nous dit-il – ou encore, et c’est peut-être le passage le plus hilarant, le caméléon devenu la mascotte de la caserne. On apprécie les talents de ce comédien génial, qui figure tout et entre dans notre imaginaire. Alors qu’il n’y a rien sur scène, on a l’impression de sentir la chaleur du sable sur notre visage, de sentir l’odeur de fauve du dortoir, ou de voir sous nos yeux tous les camarades qu’il côtoie. Ajoutons encore les nombreuses références de son texte, de Bref, ce génial programme court de Kyan Khojandi, ou des parodies de personnages de films de guerre (on pense au lieutenant-colonel Kilgore d’Apocalypse Now). Il y en a sans doute bien d’autres qui m’ont échappées… Bref, ce spectacle parle à toutes les générations.

Ironiser pour ne pas sombrer

Pour autant, une question me taraude en début de spectacle : n’est-il pas déplacé de rire face à des événements aussi tragiques ? Bien vite, mes doutes se dissipent. Car on ne fait pas que rire, et l’on perçoit autre chose derrière cette apparente légèreté. Certaines scènes sont ainsi plus graves – on pense aux missions nocturnes ou aux patrouilles dans les villages – jouées avec plus d’émotion. Le retour chez soi en permission, où l’on évite tout simplement de parler de ce qui se passe là-bas, nous donne aussi un certain éclairage sur ce qui n’est pas dit.

Alors une autre question se pose : pourquoi en rire ? L’apparition du père en projection, sous la forme d’un dialogue avec Pierre-Philippe, à la fin du spectacle apporte un tout autre éclairage au propos. Précisons qu’il s’agit là d’une nouveauté apportée à ce spectacle qui tourne déjà depuis quelques années. Et elle est tout à fait bienvenue, tant elle replace le propos dans son contexte et apporte une dimension plus profonde à ce dernier. Louis, donc, nous dit que c’est vraiment son récit, qu’il se retrouve complètement dans ce spectacle. Dans ce moment d’intime complicité avec son fils, il avoue ne pas avoir tout raconté, car cela aurait été « trop désagréable », mais que pas un jour ne passe sans qu’il n’y repense. On perçoit alors tout la pudeur de cet homme qui dit détester la violence. Cette impression ne nous a d’ailleurs pas quittés durant tout le spectacle, avec cette question : mais que faisait-il là ? Il ajoute également ne pas avoir vécu toutes les pires choses qu’on a pu entendre de différents récits. Lui est toujours resté fidèle à ses convictions et tenté de voir les adversaires comme d’autres êtres humains, pour demeurer en paix avec sa conscience, du moins autant que cela puisse être. Ce qui n’a, bien sûr, pas été le cas de tout le monde…

Après avoir entendu tout cela, on comprend que l’humour, les blagues du quotidien entre soldats ont un rôle bien plus profond à jouer : on rit pour ne pas sombrer, pour tenir le coup. Cet humour qui se retranscrit dans le spectacle prend une tournure plus ironique, que l’on comprend par touches subtiles dans la parodie du discours du Général De Gaulle – les avait-il vraiment compris ? – ou dans le lapsus d’un gradé, qui emploie le mot « guerre », avant de se reprendre et d’évoquer une « action visant à la paix », ou quelque chose dans ce goût-là. Et cette étrange impression que l’on ressent, sans qu’elle n’ait été verbalisée, qu’on ne leur a pas tout dit et qu’on leur a fait croire ce qu’on voulait bien…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Je n’avais jamais vu la mer, de Pierre-Philippe Devaux, Coup de Chapeau Productions et Cie « Avec des si… », du 8 au 19 février 2023 au Théâtricul.

Mise en scène : Anne-Cécile Richard

Avec Pierre-Philippe Devaux

https://theatricul.net/

Photos : © Philippe Duchêne

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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