Les réverbères : arts vivants

Comment dégeler des glaciers ?

Jusqu’au 19 février, le Théâtre du Loup vit à l’ère du vaudeville déjanté avec la création de ce spectacle qui modernise avec bonheur un classique d’Eugène Labiche, Le prix Martin, qui aborde, l’air de rien, des thèmes sociaux comme l’homosexualité et le féminisme.

Ça commence comme un triangle amoureux classique. Il y a Ferdinand, le mari et Agénor, l’ami du mari, qui le cocufie avec Loïsa, la femme du premier. Ça continue d’une manière plus originale : Agénor confesse à Ferdinand qu’il aime par-dessus tout leur relation. Est-ce que Labiche, en 1876, nous parle d’homosexualité ? Assurément, si on lit le dossier d’Ignacio Ramos-Gay[1] à ce propos. La manière dont l’amitié peut osciller entre camaraderie et homosociabilité est en effet présente dans plusieurs comédies[2] du grand Eugène. L’affection et la tendresse pour une personne du même sexe sont des thèmes d’autant plus subversifs qu’ils sont le reflet de nouvelles possibilités érotiques. Celles-ci, à la fin du XIXème siècle, seraient alors susceptibles de faire bouger le curseur des préjugés, transformant le duo masculin en une relecture alternative de Roméo et Juliette. Replacé dans l’époque, autant chercher à dégeler un glacier. Moderne, vous avez dit ? Ce parti pris questionnerait ainsi de manière précursive un nouveau modèle social plus égalitaire, plus tolérant, reposant sur des liens d’affection indépendants du genre.

Hier, l’expression théâtrale de ces penchants troublants était censurée en regard des normes culturelles dominantes. Comment, en effet, oser avouer qu’on puisse préférer une amitié du même sexe à la compagnie de l’autre ? C’est pourtant une des morales du Prix Martin puisque Ferdinand, après moult péripéties, choisira finalement de continuer sa partie de cartes avec son meilleur ami Agénor plutôt que de récupérer sa femme, dès lors amourachée d’un fougueux cousin sud-américain. Encore plus fort : le refoulement de la condition homosexuelle favoriserait l’apparition de maladies physiques – Freud est né en 1856… Cela expliquerait les personnages de bourgeois hyper-médicalisés chez Labiche, des hommes hypocondriaques, exprimant à travers leurs maladies des mœurs alors inavouables. Ainsi, lorsqu’Agénor attrape un méchant refroidissement, Ferdinand déborde d’ambivalence entre l’envie de se venger de la trahison de son ami et le soin qu’il met à s’en occuper malgré tout. Agénor lui en sera redevable en avouant que Ferdinand sera son héritier en cas de décès… ce qui est plutôt dans l’ordre des choses d’un couple, convenons-en. Et finalement, le triangle amoureux de base sera complétement chamboulé dans une autre scène, fourmillant d’ambiguïtés : Loïsa a été offensée par son futur amant des Amériques. Agénor décide alors de se sacrifier en se battant en duel à la place de Ferdinand. Et tant le mari que la femme pensent que l’ami est prêt à mourir pour… qui ? Lui ou elle ? La réponse sera donnée dans la partie de cartes finale.

Le jeu de cartes est d’ailleurs une activité qui permet aux deux amis de se retrouver dans leur cocon intime :

– Martin : Quel beau jeu que la bésigue !
– Agénor : C’est attachant et ça n’absorbe pas… mais ça fait bisquer ta femme !
– Martin : Oh bien, qu’elle bisque ! Si je m’abstenais de tout ce qui la fait bisquer, je ne ferais plus rien de rien !

N’est-ce pas une des grandes richesses de ces comédies « légères » que d’avoir plusieurs niveaux de lecture à remettre dans leur contexte historique ? Labiche questionne ainsi les masculinités, soit « ce que les hommes sont supposés être[3] » dans l’espace social normé et temporel dans lequel ils évoluent. Ferdinand est ainsi partagé entre la défense de son honneur familial bafoué – caricaturé par ce cousin sud-américain qui incarne une puissance virile surannée qui confine au ridicule (« Le muscle, c’est l’homme ! ») – et la reconnaissance de son inclination pour son traître d’ami qu’il sauvera d’un plan qu’il a lui-même ourdi. Ceci pour nous offrir une scène finale pleine de tendresse et de silences complices entre les deux amis qui décident de « ne plus parler de ça ».

Le Prix Martin est ainsi un texte transgressif aujourd’hui encore d’une grande pertinence qui – outre la question de l’homosexualité – traite avec humour, effronterie et ironie des convenances sociales, du désir et de son usure ainsi que de la liberté des femmes à disposer de leur sexualité (Loïsa multiplie les aventures et la jeune mariée vibre d’originalités érotiques émancipantes). Poursuivons le pitch : trompé par son meilleur ami et influencé par son cousin qui ne tardera pas à le tromper à son tour, Ferdinand décide alors d’embarquer tout ce beau monde en villégiature dans les Alpes suisses pour y noyer l’infâme. Rattrapé par son humanité, notre bon Martin offrira son pardon à Agénor en obligeant son ex-nouveau meilleur ami (amant ?) à écrire un essai traitant de l’infamie de l’adultère sous le chapeau d’un prix littéraire qui portera son nom.

La metteure en scène féministe Nathalie Cuenet réussit à partir de cette histoire fantaisiste une création contemporaine de haut vol. Elle entraîne ainsi le public dans un divertissement plus profond qu’il n’y paraît si on sait dépasser le parti pris burlesque de certaines options de mise en scène. La scénographie ingénieuse fonctionne à merveille – un mélange de classicisme et d’ouvertures contemporaines sur les coulisses – sublimée une nouvelle fois par les lumières toujours magiques de Danielle Milovic. Et l’ensemble de la troupe des comédien·ne·s sert avec beaucoup d’énergie cette comédie de mœurs au rythme effréné.

Ferdinand Martin, le cocu timoré, est brillamment servi par un Thierry Jorand très expressif et touchant dans sa sensibilité, évitant l’écueil facile de la lâcheté. L’hyperactif Christian Scheidt campe quant à lui un « rastaquouère » d’Hernandez tatoué avec lequel il s’amuse à faire le coq latino jusqu’à forcer le trait en (très) gros. Le personnage d’Agénor permet au talentueux Etienne Fague de faire étalage d’une grande palette de jeu allant du macho sûr de lui au malade fragile avec des détours vers l’ami courageux ou l’amant pleutre. Jean-Paul Favre est hilarant, travesti dans un costume traditionnel de Suissesse hébergeant tout ce petit monde à la Handeck, juste à côté des mortelles chutes de l’Aar.  Le personnage du frère de lait de Ferdinand est traité telle une ombre dépressive dans laquelle se fond étonnamment Felipe Castro. Loïsa, l’épouse de Ferdinand, est interprétée sans fausse note par Barbara Tobola. Enfin, « mention spéciale déjantée » pour le couple de jeunes mariés avec l’hilarante Julia Portier et son non moins drôle souffre-douleur Adrien Zumthor qui assument à fond la dimension Laurel et Hardy découvrent le sado-masochisme en camisole d’hiver.

Bref, une belle forme artistique servie par une chic équipe. Et un joli fond au sens d’une critique sociale qui donne à penser, mine de rien. Tous les ingrédients sont réunis pour une pièce qui contribue à la movida actuelle des scènes romandes, dans un plaisir joyeux de retrouver le théâtre après la chute de la censure artistique covidienne.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le Prix Martin, d’Eugène Labiche, au Théâtre du Loup, du 3 au 19 février 2023.

Mise en scène : Nathalie Cuenet

Avec Felipe Castro, Etienne Fague, Jean-Paul Favre, Thierry Jorand, Christian Scheidt, Barbara Tobola et Adrien Zumthor

Photos : © Carole Parodi

[1] https://journals.openedition.org/litteratures/2432?lang=fr

[2] L’Affaire de la rue de Lourcine (1857), La Sensitive (1860), Le plus heureux des trois (1870), Le Prix Martin (1876)

[3] R. W. Connell, Masculinities, Los Angeles, University of California Press, 2005, 324 p. (ISBN 978074563426507456342659780745634272 et 0745634273)

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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