Rêver (ou s’envoler) Au bord du monde
Des anges rêvant d’un corps en chœur… un clown blanc qui désire s’envoler… une gargouille à la langue bien pendue… une batterie suspendue à un chapiteau… Du 6 au 11 septembre, la place Favre a vibré entre poésie et onirisme. Retour sur Au bord du monde, la dernière création de la Cie Les artTpenteurs.
Tout commence… dans un parc. Celui de la Place Favre, juste en face du Point-Favre. C’est qu’aujourd’hui, nous sommes dimanche. Il fait beau. Sous un soleil qui fleure presque (mais pas encore !) l’été indien, ce n’est pas dans une salle de spectacle que les arTpenteurs nous attendent. Le cadre est parfait pour accueillir ce spectacle qui marque le 25e anniversaire de la Cie, créée par Chantal Bianchi et Thierry Crozat.
C’est dans un espace entre réalités et rêves, un entre-lieu qui tire un trait-d’union entre la frénésie de la ville – à deux pas, dans les rues proches – et la suspension du conte. La place en a donc pris les airs… et les aises. Un peu partout dans l’herbe, sous les ramures, des roulottes colorées forment une ronde accueillante. Elles encadrent la structure ronde qui fait la particularité des arTpenteurs : le chapiteau itinérant, sous lequel nous avions pu découvrir sur la même place Fahrenheit 251, adapté en 2023.

Plongée aux confins du songe
Billetterie, buvette, chaises et petites tables complètent le tableau – avec, çà et là, d’étranges personnages en imperméables ou en robes chamarrées. Personnages… ou pâtres ? Un peu des deux, car lorsque le carillonnement tintamarrant d’une cloche se fait soudain entendre, ces intrigantes figures se chargent de nous canaliser (nous, le public) vers celle qui sera notre guide : la gargouille (Thierry Crozat). « Approchez approchez ! » s’écrie notre gargouille bossue, boiteuse et grimaçante. « Suivez-moi jusqu’au bord du monde ! » Avec l’impression d’être suspendu-es au faîte d’une cathédrale (la gargouille y est sans doute pour quelque chose) ou à la lisière d’une terra icognita plate, nous nous disposons le long d’un cercle tracé dans l’herbe.
Notre plongée dans le conte se poursuit avec deux nains, surgis de derrière les rideaux. Ces marionnettes aux petits airs de Blanche-Neige contribuent avec bonne humeur à suspendre notre incrédulité… avant de disparaître. Une autre leur succède, un pantin représentant de l’enfant de demain. Accueilli par un ange aux lunettes noires (Serge Martin), il pose des questions comme seul-es savent le faire les enfants. La gargouille reprend alors la main. Dans sa bouche gouailleuse, les mots hésitent entre commedia dell’arte et narration épique. Soudain, notre guide allume un feu dans un tonneau de métal : l’odeur âcre des résineux se mêle à celles de la ville, s’élevant en volutes épaisses. On pense à la Pythie de Delphes – quand les anges se mettent à chanter. C’étaient alleux les mystérieux personnages en imper. Iels nous guident sous le chapiteau où l’on prend place.
Cabaret onirique
Difficile de résumer la teneur d’Au bord du monde – pas parce qu’elle est trop complexe, mais parce qu’il faut la vivre. Sous le chapiteau, comme dans un cabaret, nous découvrons des tableaux qui se succèdent et se croisent, des fils rouges qui se mélangent, se répondent, se complètent… Le tout ressemble à un songe où les pans de la narration glissent, entre réalités multiples, chutes du 4e mur et apartés. Il y a quelque chose du Big Fish de Tim Burton, dans la manière dont tout cela s’entremêle.
Carole Lesigne, lunettes d’aviatrice sur le front, incarne un clown mélancolique qui rêve de s’envoler – de trouver ses ailes pour se faire accepter. Laurent Annoni se glisse quant à lui dans les vêtements dépareillés d’un homme à la valise trop petite. Jacqueline Corpataux fait une Madame Loyale autoritaire et touchante (surtout quand le spectacle ne se déroule pas comme prévu). Florestan Blanchon, de son côté, enfile l’imper d’un ange qui désire plus que tout posséder un corps – de sentir le vent sur sa peau pour se faire accepter. Et c’est sans oublier Chantal Bianchi, qui guide le chœur des anges afin de ponctuer l’histoire de chants inédits. Niveau musique, on retrouve aussi Louis Delignon, membre du collectif genevois Eklekto. À la percussion (suspendue au mur du chapiteau) et au clavier, il ponctue le récit entre boucles hypnotiques et rythmes entêtants. Carole Lesigne lui répond au violoncelle, quand elle n’est pas trop occupée à essayer de voler… ou à répondre aux questions de l’enfant de demain.

Moments suspendus
La pesanteur menaçant souvent les songes, je n’en dirai pas plus – si ce n’est pour évoquer quelques moments suspendus entre réels et rêves.
La chute depuis le plafond d’une silhouette en papier, son fil coupé comme on coupe une vie
La caresse des pieds du clown, lorsque l’articulation de la cheville croit qu’on s’envole… mais pas tout à fait
Le dialogue de sourds entre un percussionniste-claviériste et un ange qui voudrait bien en placer une
Le reflet du public dans le miroir de la comédienne
Les silhouettes des invisibles qui passent derrière le chapiteau, comme le cortège d’Obéron et de Titania
Merci à vous, les arTpenteurs !
Magali Bossi
Infos pratiques :
Au bord du monde, de Thierry Crozat, sous chapiteau à la Place Favre (Point-Favre) du 6 au 11 septembre 2025.
Mise en scène : Thierry Crozat
Avec Laurent Annoni, Chantal Bianchi, Florestan Blanchon, Jacqueline Corpataux, Thierry Crozat, Carole Lesigne, Serge Martin (jeu) et Catherine André, Claude Bianchi, Anne-Thérèse Biéri, Dominique Cherix-Parker, Isaline D’Andrès, Martine Décrevel-Nicolier, Sylvie Delafontaine, Martine Dunant, Nicole Gehrig-Vez, Charlotte Hanselmann, Myriam Ravessoud et Jean-Pierre Vez (chœur des anges en alternance)
https://pointfavre.ch/evenement/compagnie-les-artpenteurs/
Photos : © Felix Imhof
