Les réverbères : arts vivants

La Salamandre

Comme elle, le papier ne brûle pas si bien : Fahrenheit 451, par la Compagnie Les ArTpenteurs, théâtre sous chapiteau, place Favre – Chêne-Bourg.

Dans la file d’attente devant le rideau, parmi les spectateurs on évoque Orwell, on parle de La ferme des animaux, 1984, on cite Farenheit 451, Michel Onfray et son livre La théorie de la dictature

On le voit, le monde orwellien s’impose dans les médias et dans les discours. Être manipulé par plus fort que soit est une crainte vieille comme le monde avec Dieu, diable et la nature en début de liste. Si pour les deux premiers Kant a réglé la chose, pour la seconde depuis le tremblement de terre de Lisbonne (1755), la science tente de la résoudre. Il n’en est pas de même dans l’organisation du vivre ensemble actuel. Ici aussi, il y aurait plus fort que soit, mais de manière plus sourde, en laissant les écrans prendre tout pouvoir. Le but supposé : que tous et toutes croient simplement ce que tout le monde dit, et répètent les choses sans aucune personnalité.

Sous un chapiteau demi-sphérique la scène se présente tel un tangram ouvert qui évoque un archipel présentant notre société devenue totalement disloquée, qui n’a plus rien à voir avec l’idée de nation. C’est en cela que la scénographie prend ses distances avec le monde de 1953, date de l’écriture du roman de Ray Bradbury. Une scénographie créée par Fanny Courvoisier particulièrement intelligente qui permet à la mise en scène signée Laurent Annoni de l’être tout autant.

Prendre de la distance avec le roman, c’est tout le propos de ce spectacle qui rappelle le livre par extraits en gardant les personnages d’origine tout en y ajoutant un Robobot – une sorte de trickster mobile et informatisé, visant à dérégler les événements, mélange de grille-pain et de compteur Geiger. C’est surprenant et drôle. Car de la drôlerie, il y en a dans cette adaptation qui place son point de vue dans la réalité d’aujourd’hui. Surprenant, car s’il est frappant de faire flamber un livre ouvert tel un magicien, les effets de scène ont réussi à symboliser un autodafé de manière particulièrement spectaculaire.

Quatres comédien·ne·s (Thierry Crozat, Mehdi Duman, Eva Gattobigio, Sara Uslu) agiles de mouvements et vif·ve·s dans le dialogue présentent des tableaux courts et enlevés, accompagné·e·s par un percussionniste (Louis Delignon) qui crée leur univers sonore, parfois teinté de Pink Floyd. À remarquer, la scène amusante des psy-ambulanciers ainsi que la prenante lecture d’un extrait de Fahrenheit 451 par un personnage, tel une Jeanne au bûcher ou un Guy Moquet dos au mur. C’est tout l’art de cette mise en scène que de porter avec agilité et rupture cette adaptation réussie. Quid d’aujourd’hui selon ce nouveau paradigme ?

Les écrans sont mis à l’index. Leur nombre bien sûr et ce qu’ils contiennent évidemment. Tel que présenté, ils sont les nouveaux outils de lobotomisation, un nouveau feu purificateur. Mais alors que dans le roman de Bradbury, c’est l’état qui impose sa dictature, pour les écrans, ce sont plutôt les GAFA qui prennent tout pouvoir. Les sources changent, la menace persiste, la méfiance demeure, la déconstruction du monde est en marche. Déconstruction de la musique, de la peinture, de l’autorité, de la religion, ne reste que l’individu qui désire tel que déclaré « vivre à fond sa story. »

C’est l’expression du souci de soi qui est mise en évidence. Un eudémonisme qui ne dépend ni des autres ni du monde extérieur mais uniquement de chacun·e. Cela rejoint le philosophe Luc Ferry qui écrit en le dénonçant : « Tendre fondamentalement au plaisir, au bien-être […] Si la liberté en fait partie, tant mieux, mais si c’est la servitude… du moment que l’on est heureux » s’opposant à Frédéric Lenoir qui affirme : « Il est tout à fait possible d’être heureux dans un monde malheureux. »

C’est en cela que ce spectacle se positionne avec finesse. En 1953, il y avait 920 téléviseurs, en Suisse qu’en était-il des livres ?  Impossible de connaître le nombre d’écrans à ce jour et encore moins des livres…

Tel que présenté, le pompier pyromane est en chacun de nous et détient une allumette. Ce qui est avancé est qu’il ne s’agit pas exclusivement du livre – bien des outils l’ont remplacé –mais surtout du savoir en tant que tel, de l’augmentation de soi et par-là même, de sa réflexion propre. Et qu’à vivre sur des archipels, on brûle tout autant les liens et qu’à rechercher le bonheur par tous les moyens, on brûle aussi des jours.

Quoi qu’il en soit, les livres ou le savoir sont comme les salamandres, difficiles à brûler. Il y a eu dans l’histoire tellement de tentatives avortées. Car une fois lu, qu’importe la symbolique des cendres. C’est ce qui est déclaré en conclusion de ce puissant spectacle : « Et vous, si vous deviez mémoriser un seul livre, (posséder un seul savoir) ce serait lequel ? »

Jacques Sallin

Infos pratiques : Fahrenheit 451, adapté du roman de Ray Bradbury par la Compagnie Les ArTpenteurs, sous chapiteau, à Chêne-Bourg du 2 au 7 septembre 2023.

Mise en scène :  Laurent Annoni

Avec  Thierry Crozat, Mehdi Duman, Eva Gattobigio, Sara Uslu

https://www.lesartpenteurs.ch/index.php?nav=archive&archive=fahrenheit451

Photos : © Félix Imhof

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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