Les réverbères : arts vivants

Âmes perdues au bord de la route

Après son succès dans la salle du POCHE/GVE, la pièce au titre ô combien poétique Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas parcourt les routes dans le cadre de La Bâtie. Un spectacle devenu itinérant, dans une mise en scène toujours signée Sarah Calcine.

Devant leur caravane, Dom (Barbara Baker) et Gaby (Jeanne De Mont) attendent de la visite. Gaby s’est levée étonnamment tôt, ce qui surprend Dom. Une grande question les submerge alors : comment s’habiller pour faire bonne impression à ceux qui viennent les voir ? Pantalon, jupe, veste ? Les deux amies ne cessent de changer et rechanger d’idée, de faire et refaire du café, dans un cycle infini qui en devient presque absurde. Soudain, la découverte d’un vieux manteau va faire ressurgir des souvenirs enfouis et redonnera, peut-être, un peu de sens à leurs existences…

Des âmes vides

Dans la vie de Dom et Gaby, rien n’est vraiment cohérent : la caravane a jauni, la mousse a envahi le paquet de sucre, leur maigre garde-robe est dépareillée et toute tâchée… Pourtant, c’est bien de leur apparence qu’elles semblent se préoccuper avant tout le reste. Alors, elles tournent en rond dans leur hésitation, changent incessamment d’idée. Et cela cache un mal plus profond : les voilà concentrées sur ce point comme pour éviter de penser à autre chose. On pense alors à Beckett et En attendant Godot, dans cette attente irrésolue et ce discours parfois vide de sens. Le titre poétique de la pièce prend alors tout son sens : comme les arbres privés de feuilles, leurs âmes sont dépourvues de leur essence. Et en ce sens, elles ne bruissent pas, n’ayant plus rien d’intéressant à dire.

Pour autant, le texte de Magne van den Berg n’est pas fataliste. Dom et Gaby semblent s’amuser, notamment grâce à la petite enceinte rose qui les accompagne : Gaby se déhanche et donne toute sa voix sur Belle, ce mythique trio de la comédie musicale Notre-Dame de Paris… Leurs provocations incessantes l’une envers l’autre, les jeux absurdes qu’elles s’inventent, tous les prétextes convoqués – pour faire autre chose évoquent surtout une stratégie d’évitement. Car les deux protagonistes ont des problèmes à régler, des problèmes profonds, voire existentiels. Mais y penser les ferait trop souffrir. Et cela, on le comprend bien lorsqu’elles retombent sur le fameux manteau que Gaby portait il y a fort longtemps… À force de tourner autour du pot, de ne pas affronter leurs peurs, Dom et Gaby nous font penser à des Thelma et Louise désenchantées. Si elles ne comptent effectivement que sur elles-mêmes, les voilà restées au bord de la route, au sens propre comme au figuré, sans jamais en atteindre le bout. Soyons rassuré·e·s, la fin amène une forme d’espoir, avec un grand pas sans doute franchi.

Une écriture ciselée

Au fond si particulier répond une forme qui lui colle parfaitement. Les dialogues semblent être un enchaînement de stychomities, entrecoupées de silences parfois assez longs. Le ping-pong rapide de répliques et les réponses toujours plus brèves montrent à quel point les deux personnages – surtout Gaby a-t-on l’impression – ne veulent rien approfondir, créant quelques dissensions dans le duo. D’où les silences renfrognés… Alors, le discours devient souvent absurde, et, nous ne le répéterons jamais assez, toute occasion est bonne à prendre pour échapper au quotidien et aux questions qui fâchent. Pour preuve cette scène magistrale dans laquelle, après une énième dispute à propos des tenues qu’elles vont porter, Dom se met à entonner « Sans chemise, sans pantalon, ce soir nous irons danser… », sur lesquelles les deux comparses se trémoussent et se donnent à fond.

Choisir de rendre ce spectacle itinérant – il est joué chaque soir dans un lieu différent – fonctionne également très bien avec le décor composé d’une caravane et de ce qui l’entoure. Elle est d’ailleurs très bien utilisée, comme lieu de rangement de tous les éléments de décor. Si bien que, lorsque les deux comédiennes sortent un à un les différents objets, et que Dom raconte un film à Gaby, on ne sait trop si le spectacle a déjà commencé où s’il ne s’agit que d’une mise en place. Sont-ce les comédiennes ou les personnages qui dialoguent ? Cette introduction, qui a tendance à nous perdre, est annonciatrice de la suite du spectacle : bien souvent, on ne comprend où elles veulent en venir – et elles non plus, semble-t-il. Bien que la fin nous éclaire un peu, cette sensation d’incompréhension dure parfois un peu trop, si bien que l’on risque de décrocher. Difficile, alors, de reconnecter au propos. Peut-être aurait-il fallu tout de même étoffer un fil rouge qui peine à se dessiner ? Quoiqu’il en soit, la metteuse en scène Sarah Calcine et son équipe nous aident à bien ressentir l’état intérieur de Dom et Gaby.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Privés de feuilles les arbres ne bruissent pas, de Magne van den Berg, en itinérance du 2 au 16 septembre 2023, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève, en collaboration avec le POCHE/GVE.

Mise en scène : Sarah Calcine

Avec Barbara Baker et Jeanne De Mont

https://poche—gve.ch/spectacle/prives-de-feuilles-les-arbres-ne-bruissent-pas/

https://www.batie.ch/fr/programme/calcine-sarah-prives-de-feuilles-les-arbres-ne-bruissent-pas

Photos : © Marie Brocher

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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