Les réverbères : arts vivants

Et si c’était nos filles…

Une baffe monumentale. Une performance totale. Un témoignage essentiel sur le viol et les féminicides. Un hommage bouleversant à travers les siècles. Deux heures trente en apnée, scotché à son fauteuil. Le temps n’existe plus. Au Théâtre de Carouge, dans le cadre de La Bâtie, Carolina Bianchi et son collectif Cara de Cavalo signent avec A Noiva e o Boa noite Cindirela une œuvre d’une densité aussi dingue que la violence qu’elle traite.

Bien sûr que d’aucun·e·s pourront s’interroger sur les limites du voyeurisme au théâtre, s’essayer à des rimes entre scène et obscène. L’important est peut-être ailleurs. Il tient dans la dénonciation essentielle de la cruauté masculine au quotidien de nos sociétés dites civilisées. À l’heure de l’hypocrisie d’un discours politiquement correct sur l’égalité des genres, les faits et les chiffres sont implacables. En France, une femme meurt tous les trois jours à cause de la violence de son conjoint ou ex-conjoint[1]. Que le théâtre mette en lumière cette réalité trop souvent banalisée et cherche à rendre hommage à toutes ces victimes est éminemment vertueux. Et l’importance du fond l’emporte alors sur l’esthétique de la forme.

La chorégraphe Carolina Bianchi[2] est Brésilienne, ce pays où huit viols par heure ont été recensés en 2022[3]. Cette information est peu appréhendable tant elle semble inouïe. Carolina Bianchi a été elle-même victime d’une agression sexuelle il y a une dizaine d’années de cela. Et elle utilise le théâtre pour essayer d’en dire quelque chose. Rien de répréhensible à cela. D’ailleurs, toutes proportions gardées, n’est-ce pas ce que fait un peu chaque artiste que de chercher dans le spectacle une résonance qui pourra aller du plateau au public, de l’intime à l’universel ?

Dans la conférence qui structure la première partie du spectacle, Carolina Bianchi a un message. On ne guérit pas d’avoir été violée. Fuck Catharsis. On essaie de vivre avec et de recoller quelques morceaux épars. Et même cette reconstruction est quasi-impossible quand la victime a ingéré à son insu la fameuse drogue du violeur qui donne au spectacle une partie de son titre : « Boa noite Cindirela » (Bonne nuit Cendrillon). Ce produit, appelé aussi GHB, peut en quelques minutes, plonger la victime dans un état hypnotique suivi d’un profond sommeil et entraîner une amnésie. On ne se rappelle pas du cauchemar. Et pourtant on en ressort détruite au plus profond.

Sur la scène du Théâtre de Carouge, c’est donc en même temps son histoire et l’histoire de milliers de femmes que Carolina Bianchi raconte avec un propos aussi clair que dense. Un traumatisme personnel et collectif. Elle remonte au Moyen-Âge et s’appuie sur quatre tableaux de Botticelli décrivant un meurtre sexuel de l’homme sur la femme pour bien faire comprendre à celle-ci que la seule issue est la soumission[4].

Toute de blanc vêtue, la chorégraphe documente sa conférence de faits divers édifiants qui traversent les époques. Elle montre en tout cas que la barbarie est toujours présente, à l’image de deux exemples inconcevables. Le premier est l’histoire d’un célèbre footballeur brésilien qui, en 2010, a fait tuer, dépecer et manger par ses chiens Eliza Samudio, sa maîtresse, parce que celle-ci ne voulait pas avorter. Après quelques années de prison, l’homme est ressorti[5], entouré de son fan-club, et n’a eu aucun mal à retrouver une épouse…

La seconde histoire prend encore plus de place dans le spectacle. Elle en est même la structure centrale. Il s’agit d’une performance artistique qui a très mal tourné. Pour promouvoir la paix mondiale, deux femmes, Pippa Bacca et Silvia Moro, décident en 2008 d’aller en autostop de Milan à Jérusalem habillées en robe de mariée[6] (et voilà l’explication de l’autre bout de titre du spectacle). Pendant deux ans, elles préparent leur périple, entres autres en apprenant les rudiments des langues des pays qu’elles vont traverser. Or, arrivées en Turquie, Silvia et Pippa se disputent parce que la première ne veut pas monter dans la voiture qui s’est arrêtée à la station-service de Gebze, au sud-est d’Istanbul. Pippa lui rappelle qu’elles se sont imposé une règle du jeu qui est d’accepter toute rencontre fondée sur la confiance inconditionnelle en l’autre. Silvia dit que la tête du chauffeur ne lui revient pas. Elle refuse. Pippa monte dans la voiture. Quelques heures plus tard, elle est violée et assassinée par ce père de famille apparemment sans histoire. Carolina Bianchi se demande ce qu’il convient d’en penser ? Qui avait raison ? La rousseauiste Pippa qui croyait en la bonté innée de l’homme ? Ou la voltairienne Silvia ?

Ce n’est pas d’hier que cette dimension de performance interpelle et questionne le milieu des arts[7]. Est-ce que cela sert vraiment à quelque chose au-delà du spectaculaire de l’entreprise ? Dans l’histoire artistique récente, on a vu des gens se scarifier, les uns jouer à la roulette russe, les autres s’embarquer sur une coquille de noix pour traverser les mers… tout cela en mariant prise de risque et geste artistique pour à chaque fois dénoncer tel acte, faire avancer telle cause ou croire à telle utopie. C’est en tout cas une recherche d’expression artistique. Et c’est le travail de Carolina Bianchi et de son collectif.

Ainsi, puisque le théâtre est le lieu de la répétition et que l’artiste brésilienne cherche à panser les plaies d’un passé traumatique qui n’en finit pas de suinter, elle décide elle-même de se livrer à une performance sur scène en ingurgitant de son plein gré la drogue du violeur. Cette expérience en direct a comme finalité artistique d’essayer de créer des images, de l’odeur et du son de l’enfer vécu par les milliers de victimes de ce redoutable sédatif qui fait perdre la mémoire. Carolina Bianchi tombe alors peu à peu dans un profond sommeil. Son équipe prend alors en charge la seconde partie du spectacle à travers laquelle l’ordre de la conférence initiale cède le pas à un désordre hallucinatoire épouvantable.

Le plateau se dévoile ainsi dans une béance onirique des plus anxiogènes. Et comme dans un rêve où tout est déformé, les tableaux se succèdent et s’entremêlent avec une violence intolérable : danses sexuelles de corps dénudés imbibés de cachaça sur une bande-son hallucinée, parodie de viol d’une femme déjà réduite à l’état de squelette démembré sur le capot d’une voiture symbolisant le piège ultime, images projetées et vidéos en direct de femmes promises à la décharge, cimetière de tombes de toutes celles mutilées parce qu’elles n’ont pas vu venir le monstre derrière les gags sexistes et finalement intrusion au cœur même du corps de Carolina Bianchi, toujours endormie, et qui n’en finit pas de revivre son viol. Le dérapage est permanent, le temps n’existe plus et l’horreur semble sans fin.

Le spectacle sidère, choque et donne à penser. C’est le but. En tant qu’homme, on se sent alourdi d’une culpabilité inexcusable pour le sexe qui est le nôtre. Le nécessaire malaise qui nous saisit est désormais notre fardeau. Il n’allégera pas celui de toutes les victimes et de leurs familles. Il aura juste replacé le curseur éthique à la juste place du drame dans une société qui tend encore et toujours à banaliser l’inhumanité de certains hommes.

Comment ressort-on d’un tel moment ? Groggy. Comme Carolina Bianchi. Les murs tremblent, les repères se troublent, « quelque chose est devenu un peu moins sûr. » Le Moyen-Âge. Aujourd’hui. Tout est à construire. Pour nos filles.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

A Noiva e o Boa noite Cindirela au Théâtre de Carouge, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève, les 2 et 3 septembre 2023.

Conception et mise en scène : Carolina Bianchi

Avec Larissa Ballarotti, Carolina Bianchi, Blackyva, José Artur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheus

Photos : © Christophe Raynaud de Lage et AFP

[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/09/02/feminicides-en-2022-118-femmes-ont-ete-tuees-par-leur-conjoint-ou-ex-conjoint-en-france_6187555_3224.html#:~:text=En%20moyenne%2C%20un%20féminicide%20survient,%27année%20précédente%20(143)

[2] https://www.carolinabianchiycaradecavalo.com/cadela-forca

[3] https://www.rts.ch/info/monde/14188560-record-de-viols-au-bresil-en-2022-avec-plus-de-huit-agressions-par-heure.html

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Histoire_de_Nastagio_degli_Onesti_(deuxième_épisode)

[5] https://www.leparisien.fr/faits-divers/foot-fernandes-un-gardien-bresilien-condamne-pour-assassinat-sort-de-prison-20-07-2019-8120673.php

[6] Brides on Tour : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pippa_Bacca

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Performance_(art)

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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