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Rim Battal : À corps, à cordes et à cru

Sur la jetée des Bains des Pâquis, la poésie rageuse, brute et charnelle de l’écrivaine franco-marocaine Rim Battal s’adosse au violoncelle fiévreux de la Française Lola Malique. Ensemble, elles déchirent l’aube, mêlant blessures intimes, « douleurs fossiles », désirs inassouvis et liberté conquise.

Dès les premières phrases, on sait que ce ne sera pas une lecture sage sur les cordes pincées d’un violoncelle comme une ondée de coups. Les mots frappent sans détour : la mère qui gifle la future écrivaine – des « tartes », plutôt –, la cogne, la rouant de coups de pieds pour la punir d’avoir, enfant, fumé au balcon, bravant l’interdit – « ma mère avait perdu le sens commun », commente sobrement l’auteure. Glaçant. Mais aussi l’examen gynécologique forcé « pour attester que j’étais pure ».

Violences et liberté

S’ensuivit la perte de la virginité sous les deux doigts de la gynécologue franchissant les lèvres de l’écrivaine. Comme Rim Battal l’explique : « À dix-neuf ans, ma mère a exigé de moi un certificat de virginité. Document officiel délivré par des adultes diagnostiqués sains mentalement ayant étudié la médecine sept ans durant. » (L’eau du bain, récit de son expérience de la maternité et auscultation au scalpel de la figure maternelle). Clinique. En préface de son recueil, Mine de rien, l’auteur-compositeur-interprète et musicien français Arthur H avance non sans justesse : « La fille voit la folie de la mère comme le chirurgien cardiologue voit l’intérieur de la poitrine : à cœur ouvert. Cela ne va pas sans souffrance, ni chaos, ni errance.[1] »

Pour Rim Battal, la poésie permet de se donner plus directement à la pensée de son auteur/trice, « c’est plus un langage sensible, qui va chercher des cordes plus délicates, plus ténues pour faire un message peut-être.[2] » Il y a l’amant qui jouit vite, mais ne sait pas faire jouir, la transe dansante sur une table des Bains des Pâquis, fesses au vent, cœur au galop. L’ensemble navigue entre violences infligées et libertés arrachées, dans un flux continu où le sociopolitique affleure derrière l’intime. On connaît Rim Battal pour ses textes sans fioritures, nourris d’autofiction, où le corps est à la fois terrain de jeu et champ de bataille.

Ici, la performance ajoute le geste. Elle lit, comme on boxe dans la douceur ouatée : directs au visage, esquives, crochets. Parfois une suspension secoue la tension, comme un contre-pied chez cette écrivaine douée pour la punchline et l’humour de guingois qui ne la quitte jamais pour aborder des sujets dits délicats, sans « braquer » son lectorat et son auditoire .[3] « Je suis prête à être jugée, tant que je suis jugée comme femme qui écrit, comme femme qui crée », aime-t-elle à dire.

Organique et politique

Sa langue est charnelle et politisée, obsédée par la manière dont le corps féminin est surveillé, possédé, parfois nié. Elle ne masque pas la crudité : « Il a brouté mon buisson comme on mange une salade pas lavée », dit-elle. Mais derrière un sens indéniable de la formule qui touche ailleurs dans son œuvre le cunnilingus, l’un de ses mots préférés (Pommes Girl), se niche une mécanique plus grave : raconter ces scènes, c’est aussi reprendre la main sur un récit que d’autres voudraient contrôler.

Au final, le masculin restera aux portes du Paradis. Le féminin, lui, pourra y pénétrer. Ce que l’écrivaine diseuse souligne jusque dans ce geste du doigt levé vers le ciel. Soit la posture classique des saints dans l’iconographie religieuse chrétienne. Et pourtant elle allume autant les contre-feux au matriarcat qu’au patriarcat.

Face à cette voix douce, velourée comme le timbre d’un saxophone, Lola Malique ne cherche pas à lisser. Elle fouille ses graves comme une archéologue qui ferait chanter les pierres. Formée à Lausanne, passée par le Brésil et le Maroc, familière autant de la musique contemporaine que de Brassens, la musicienne et compositrice a cette capacité rare à transformer le violoncelle en extension de la voix qu’elle accompagne.

Son jeu n’est pas un simple décor sonore. Elle ponctue les coups de Battal par des pizzicati secs comme des éclats de verre, creuse des nappes sombres qui vibrent sous les mots les plus durs, puis ouvre des plages lumineuses quand la phrase s’adoucit. Dans de rares silences, on entend presque la respiration coordonnée des deux artistes, comme si elles partageaient le même souffle.

Crudité joueuse

Ce concert poétique refuse tout vernis. Les moments les plus durs – le certificat de virginité, les coups maternels – ne sont pas atténués par la musique. Au contraire, Lola Malique souligne parfois la brutalité par une dissonance tenue, un frottement qui dure un peu trop longtemps. Les passages les plus organiques ne sont pas édulcorés non plus : fellation, maladresses amoureuses, plaisir solitaire, tout est dit avec un mélange de franchise, de lucidité et d’humour distancié.

C’est un féminin qui ne s’excuse pas, qui se montre avec ses angles, ses échecs et ses exaltations. Pieds nus sur la pierre de la jetée, la poétesse le rappelle en filigrane : «Il n’y a pas plus putain que La mère et plus mère que La putain » (L’eau du bain). Ici, la provocation, si c’en est une, n’est pas gratuite: elle déjoue les archétypes, renverse les hiérarchies.

Dans le passage précédent du même ouvrage, Rim Battal règle ses comptes à la maternité qui a tenté de la dicter avec un tranchant ayant tout du couperet : « Je pense à la naissance comme à la mue. L’enfant couvert d’une peau enfin assez épaisse pour survivre rejette l’ancienne sans ménagement – La mère. La maternité, c’est la peau poursuivant le serpent pour lui demander des comptes, de la gratitude et de ne pas oublier son écharpe. »

Corps à corps

Un matin, sur la jetée, la poésie n’est pas un monologue mais un corps à corps musical. Malique ne commente pas, elle intervient. Battal ne surplombe pas, elle écoute les réponses sonores. Par moments, la frontière entre texte et musique se brouille: une phrase devient note, un glissando se fait aveu.

Le choix des Aubes musicales donne à l’ensemble une force particulière. Dans cette heure suspendue, tout est possible, y compris de dire crûment la violence patriarcale à un public parfois encore ensommeillé. On sort du cliché de la lecture poétique nocturne pour inscrire la révolte dans la lumière naissante. Le soleil est levé sur la cité du bout-du-lac, mais sur la jetée, la vraie lumière est venue d’ailleurs. D’une voix qui ne lâche rien et d’un archet qui sait à la fois caresser et griffer.

Plus tard dans la matinée alors que rien dans son feed Instagram ne la distingue d’une écrivaine glissant de lectures en événements littéraires, de vernissages en portraits de vacances, elle postera une story éphémère. À l’image, s’affiche une liasse de billets de cent francs suisses coincée dans la bretelle du haut de son bikini aux Bain des Pâquis. Si dans certains imaginaires, ce geste peut être un clin d’œil – ironique ou non – aux pole danseuses, il dit aussi que la valeur marchande d’une prestation artistique n’a pas à se dissimuler. « Tout est théâtre… », écrivait-elle. L’une des poétesses et romancières françaises les plus populaires, Cécile Coulon, l’a d’ailleurs tôt adoubée comme ne manque pas de le rappeler Rim Battal dans L’eau du bain : « Depuis dix ans, personne en France n’a écrit de poèmes aussi sensuels, aiguisés et forts.[4] ».

Bertrand Tappolet

Rim Battal & Lola Malique – Concert poétique. Aubes Musicales, Bains des Pâquis, 15 août 2025. Photos Lola Malique & Rim Battal : LDD

Rim Battal
Poétesse, écrivaine et photographe franco-marocaine née en 1987 à Casablanca, Rim Battal est formée au journalisme et à la photographie (ISIC Rabat, ESJ Paris). Depuis 2013, elle vit à Paris et développe une œuvre poétique et performative marquée par la liberté de ton et l’exploration des corps, du désir, de la maternité et des rapports de pouvoir. Autrice de six recueils (L’eau du bain, X et excès, Les Quatrains de l’all inclusive, Mine de rien…), elle publie cette année son premier roman, Je me regarderai dans les yeux (Bayard), inspiré d’un épisode personnel, où elle dénonce la violence patriarcale et l’injonction à la « pureté » des jeunes filles, ndr.

Lola Malique
Violoncelliste et compositrice française formée à Paris et Lausanne, Lola Malique obtient en 2016 un master dans la classe de François Salque. Curieuse et éclectique, elle navigue entre musique contemporaine, chanson, improvisation et collaborations littéraires. Elle a joué au Brésil, au Maroc, en Europe, et accompagné des auteurs tels qu’Abdellatif Laâbi ou Hélène Dorion. Membre fondatrice de l’ensemble 20° dans le noir, elle explore les répertoires récents et crée des pièces originales pour violoncelle. Son premier album, Le Meilleur Lit, est sorti en 2019. Avec Rim Battal, elle compose un dialogue unique où les cordes frottées s’entrelacent aux mots, ndr.

[1] Cité dans : Rim Battal, Mine de rien, Castor Astral, p. 8.

[2] Rim Battal dans « Oh ! Micro », RTS, 14 novembre 2024.

[3] Ibid.

[4] Cité dans : Rima Battal, L’eau du bain, Castor Astral, p. 100.

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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