Les réverbères : arts vivants

Rire autour du féminisme avec Molière

Comme promis en début de saison, on rit au Crève-Cœur. Avec Les femmes (trop) savantes ?, Brigitte Rosset, Christian Scheidt, et Robert Sandoz revisitent la célèbre pièce de Molière, nombreuses digressions à l’appui, pour faire  réfléchir avec légèreté.

Les textes de Molière demeurent par certains aspects très modernes. Si vous avez encore un doute… Filez au Crève-cœur ! La question des femmes au pouvoir, grâce à leurs connaissances, est ainsi centrale dans Les Femmes savantes. En ajoutant l’idée du « trop » et un point d’interrogation, cette adaptation propose de se questionner sur le rôle de ces femmes et les risques d’excès qui pourraient s’ensuivre. Sur la scène du Crève-Cœur, c’est donc presque le texte original qui nous sera joué. Presque seulement, car la troupe y a ajouté de nombreuses digressions, des interactions avec le public, des petits résumés sous forme de chansons baroques entre les actes, ou encore quelques arrêts sur le texte. Une façon d’augmenter encore la dimension comique du texte, mais aussi de replacer certaines réflexions dans un contexte plus contemporain.

Le rire avant tout

Aline Gampert, directrice du Crève-Cœur, nous avait annoncé une saison sous le signe du rire : promesse tenue, et plutôt deux fois qu’une. Le public est plié en deux et ne boude pas son plaisir ! On ne s’y trompe d’ailleurs pas en entendant l’ovation qui ponctue le spectacle. Car Brigitte Rosset et Christian Scheidt, qui interprètent presque tous les rôles de la pièce – laissant la servante et le « poète grec à moitié nu » à leur acolyte Olivier Gabus – usent et abusent des ressorts comiques. Sur la scène emplie d’étagères rappelant diverses sciences – des squelettes d’animaux, un globe terrestre, des fioles et autres béchers… – les deux acolytes nous surprennent ainsi en commençant à jouer à la manière baroque, puis s’interrompent et de proposent un cours magistral sur cette façon de jouer. Avant d’enchaîner et d’ajouter du grotesque à la pièce. Un grotesque qui, paradoxalement, reste toujours dans la finesse et l’inventivité. Il en va ainsi des costumes : les changements de perruques se multiplient pour figurer les différents personnages et eux-mêmes s’y perdent un peu et se disputent sur scène pour reprendre le bon rôle. De même, les jupes à paniers servent tour à tour à imiter le costume d’époque, faire d’énormes épaulettes à Clitandre, le prétendant d’Henriette, ou devenir les chevaux d’Ariste et de son frère Chrysale, père d’Henriette et d’Armande. Ne vous inquiétez pas : les personnages vous seront vite présentés et vous ne vous y perdrez pas !

Jouant constamment entre ce côté un peu ridicule et un humour d’une rare finesse, les deux complices n’oublient pas de s’arrêter sur des éléments du texte quelque peu… tendancieux ! Ainsi le fait que la jeune Henriette « aime les nœuds » ou qu’un prétendant aime « se faire mettre », ou plutôt « se faire maître » – eh oui, la prononciation des mots a son importance ! – questionne sur l’esprit graveleux du dramaturge. N’oublions pas de citer Olivier Gabus, parfait dans son rôle de « bobet » (on ne trouve pas meilleur terme), sans jamais tomber dans un registre créateur de gêne, et qui redouble lui aussi d’inventivité pour jouer la musique en live. Ainsi en va-t-il de sa machine à écrire devenue instrument entre les actes, ou du plateau de fruit qui l’accompagne lorsqu’il incarne Vadius, le fameux « Grec à moitié nu ». Ses anachronismes ne rendent son personnage que plus drôle, lui qui interprète plusieurs chansons contemporaines mettant en scène des femmes – pas particulièrement savantes pour le coup – et qu’on vous laissera le soin de découvrir. Ce qu’on retient surtout des ressorts comiques inventés par toute l’équipe, c’est la complicité qui règne sur le plateau, et qui se transmet au public. Ce dernier n’hésite d’ailleurs pas à réagir… une chose que l’on ne voit que trop rarement à Genève !

Parler de sujets lourds avec légèreté

Mais ce spectacle ne se résume pas à un simple divertissement. Le rire permet ainsi d’aborder des thématiques actuelles avec beaucoup de légèreté, loin du côté revendicateur d’autres spectacles. Les questions de genre sont ainsi abordées à travers le jeu de Christian Scheidt, qui interprète une magnifique Armande, ou de Brigitte Rosset, qui n’hésite pas à embrasser les traits d’Ariste. L’une et l’autre jonglent ainsi entre les personnages féminins et masculins avec une parfaite aisance. Plus que cela, ce sont bien sûr des questions féministes qui sont abordées. Molière n’était pas favorable à un quelconque pouvoir féminin. Ainsi, Philaminte, la femme de Chrysale sur lequel elle exerce un ascendant total, se retrouve ridiculisée quand elle apprend que le Tissotin, le prétendant qu’elle avait choisi pour Henriette, ne la courtisait que pour sa fortune… Cela nous questionne sur les dérives que peut parfois engendrer le féminisme, en mettant au pouvoir une femme parce qu’elle est une femme, et non pour ses compétences. Et quand cette dernière se fait prendre à son propre jeu, on comprend certaines limites. Pour autant, ce spectacle n’est pas une diatribe contre le féminisme, loin s’en faut ! Les passages particulièrement misogynes – et ils sont nombreux – sont ainsi soulignés par les personnages. Et quelle n’est pas la difficulté de Christian Scheidt de s’en sortir lorsqu’il prononce les mots de Chrysale, tout en tentant de se distancier de son personnage… Un bel équilibre qui nous enjoint à soutenir le féminisme en y réfléchissant pour qu’il soit prôné intelligemment. Et à cela, on dit cent fois oui !

Les femmes (trop) savantes ? est un spectacle qui fait du bien ! D’abord parce qu’il transmet une dose de bonne humeur dont on a toutes et tous besoin en ce mois de novembre un peu trop gris. Mais aussi parce qu’il nous fait réfléchir sur des thématiques actuelles, avec la distance créée par la différence d’époque. Foncez !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Les femmes (trop) savantes ?, d’après Les femmes savantes de Molière, adaptation de Brigitte Rosset, Christian Scheidt et Robert Sandoz, du 16 novembre au 17 décembre 2021 au Théâtre Le Crève-Cœur, puis reprise le 8 décembre 2023 au Point Favre.

Mise en scène : Robert Sandoz et Julia Portier

Avec Brigitte Rosset, Christian Scheidt et Olivier Gabus

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/les-femmes-trop-savantes/

Photos : © Loris von Siebenthal / Le Crève-Coeur

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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