Se penser animal : micro-récits entre philo & fiction (1)
Dans le cadre des Écotopiales, festival de recherche-création de l’UNIL consacré aux imaginaires écologiques, les éditions Presses Inverses ont organisé un atelier d’écriture 100% philo-fiction. Retour sur les textes.
Intitulé « Se penser animal », cet atelier coanimé par Antoine Viredaz (Presses Inverses) et Magali Bossi (La Pépinière) proposait aux participant-es d’imaginer des mondes possibles à partir d’un animal et d’une situation initiale. Chat, poisson et papyrus, ils et elles ont revêtu les sensorialités d’autres vivant-es, pour s’amuser au fil des mots.
Trois points de départ rythmaient l’atelier :
- Le Chat : vous êtes un chat. Vous êtes devant une porte fermée.
- Le Poisson : vous êtes un poisson (rouge). Vous entendez un bruit répété.
- Le Papayrus : vous êtes un un / des papyrus. Et soudain, tout devient noir.
À partir de là, les participant-es étaient libres d’inventer des résolutions variées, pouvant se tenir dans des mondes possibles différents. Entre multivers et philosophie, éthologie et science-fiction, l’atelier était l’occasion de vivre des vies nouvelles.
Aujourd’hui, plongez dans l’imaginaire de Philippe Jeanloz !
* * *
- Le Chat
Je dresse ma queue – ron-ron, ron-ron – me cambre et plante les griffes devant moi dans le sol tout mou sous mes coussinets. J’arrache les fibres. Ça crisse. C’est bon.
Derrière la porte fermée, je peux l’entendre, le Gris et blanc. Presque comme moi. Je suis tricolore, faut dire. Tom, lui, ne siffle pas ni ne feule, mais tente toujours d’attraper celui qu’il appelle Jerry. Ni l’un ni l’autre n’ont d’odeur. Ils sont enfermés dans une drôle de boîte carrée qui fait de la lumière, derrière un mur lisse sur lequel glissent mes griffes quand je me dresse sur mes pattes pour aider Jerry.
Derrière la porte, elle vient de se réveiller, Celle qui sonne la clochette quand mon repas est dans l’écuelle. Réveillée, ça c’est sûr, puisque j’entends les mots de Tom depuis un moment. Ça me va de savoir le Gris et blanc coincé dans sa boîte : de toute façon, depuis que Celle qui va bientôt ouvrir la porte pour me nourrir m’a emmenée chez le monsieur en blouse dans le local tout blanc pour me faire dormir, je n’ai plus envie de miauler en levant haut ma queue pour les Noirs ou Gris et blancs.
- Le Poisson
2.1
Ça tambourine, ça tambourine fort, ça ne cesse pas. Tout vibre, et ça nous fait mal sur les côtés par-delà les écailles. À travers le mur, je vois cinq boules roses qui le heurtent : tap-tap-tap-tap-tap et tap. Et ça recommence. Dans mon monde qui devrait être de silence, les voisins, ma famille, rouges comme moi, qui sont au-dessus plongent au-dessous, affolés. Ceux du dessous sont maintenant dessus, même le gris, le plus vieux parmi nous.
J’écarte mes ouïes, agite ma nageoire et vise la hauteur : il me faut de l’air.
Derrière le mur, les cinq bouts roses qui tapaient, tapaient ont fait place à une immense mâchoire ouverte. Je vois des perles blanches dedans. Je reconnais qui a saupoudré hier de délicieuses particules sur la surface de l’eau. Alors que j’arrive là où je peux respirer, j’entends « Tu vois, il a des taches blanches. On a bien fait de le sortir. Faut pas qu’il rende les autres malades »
Les bouts roses tiennent quelque chose qui s’approche de moi.
Je me sens être serré sous le ventre, être tiré loin de mon monde.
Danger.
2.2
C’est tout serré. Je suis coincée avec les autres dans du métal. Il fait noir.
Ils nous ont d’abord jetées dans de l’eau bouillante, et j’ai senti toute ma structure disparaître, se fondre. Se sont mélangés nageoires, ouïes, cartilages.
Bon, faut quand même avouer que j’étais déjà bien refroidie : ils avaient vidé le filet sur le pont du grand bateau en criant « Muitas sardinhas hoje » et m’avaient mise dans un immense lieu glacé avec les autres – des plus grandes, des toutes petites. C’était il y a… merde, je sais pas compter autant de temps ! Ensuite, une machine nous a hachées bien menu avant de nous recracher en bouillie dans une toute petite boîte. On est restées enfermés longtemps, longtemps.
Maintenant, un bruit métallique se fait entendre, ça se déroule au-dessus de nous. On voit lentement la lumière apparaître.
- Le Papyrus
De l’eau, de l’eau, partout. Tous ensemble, bien accrochés dans le limon.
Le soleil s’est couché. Dans le fleuve, l’immense bête grise immergée toute la journée – oreilles, yeux, narines frottant doucement sur nos tiges vertes – avance maintenant au milieu de ma colonie. Un bâillement sonore de plus, auquel répond, bien plus loin, un autre bâillement. La bête nous écarte les uns des autres, en écrase certains pour passer. Dommage, mais mieux vaut ça qu’être mâchouillés.
C’est maintenant obscur partout. Grognements sur la berge.
Vivement demain : captation, chaleur, les nutriments monteront en nous à nouveau. Réorganisation, réorganisation. Croître toujours plus haut vers le soleil. Plus de surface encore pour plus de lumière. Au bout des tiges, faut que ça s’écarte en épis étoilés, pour que la vie… après !
Philippe Jeanloz
Photo : © pixaoppa
