Les réverbères : arts vivants

Souvenirs d’une féministe extrémiste

Sur le plateau du Théâtre des Marionnettes, jusqu’à dimanche derniers, on pouvait assister à Chambre noire, une pièce déconseillée aux moins de 16 ans – une fois n’est pas coutume[1] – dans laquelle était retracée la vie de Valérie Solanas.

Valérie Solanas, intellectuelle féministe radicale américaine, connue notamment pour avoir tenté d’assassiner Andy Warhol et publié le SCUM Manifesto, un manifeste visant à éradiquer tout représentant du sexe masculin, vit ses dernières heures. Couchée sur ce qui sera son lit de mort, elle se remémore les étapes marquantes de sa vie, de cet assassinat raté à la publication de son manifeste, en passant par son enfance difficile avec sa mère croqueuse d’hommes, ses études financées par la prostitution ou encore ses passages en prison et en hôpital psychiatrique. Rien, dans la vie de cette femme, ne tend vers l’optimisme. Pourtant, c’est sa rage, sa douleur, qui lui ont permis d’avancer. Et c’est ce qu’on retrouve sur scène dans Chambre noire.

Une esthétique sombre

Sombre. C’est le mot qui pourrait décrire cette pièce et toute l’esthétique qui l’entoure. Le plateau est à peine éclairé, la scène est noire, les deux personnes sur scène (Yngvild Aspeli, à la base du projet, et la musicienne Ane Marthe Sorlien Holen) sont vêtues de noir, des rideaux de fils noirs découpent le plateau, le lit de Valérie est noir… Tout cela renvoie à l’état intérieur et à l’histoire de Valérie Solanas : elle n’est plus que l’ombre de celle qu’elle a été, marquée par un passé plein de moments sombres, qui ne l’ont pas empêchée de défendre ses idées avec ferveur.

Les souvenirs reviennent tour à tour. Ceux de l’enfance, avec une marionnette totalement inexpressive, marquée qu’elle semble être par le malheur dans lequel la laisse sa mère. Les scènes semblent même suggérer un potentiel viol, mais jamais il ne sera explicité. L’inexpressivité apparente de cette marionnette dont la bouche n’est pas articulée contraste avec celles représentant Valérie adolescente, adulte et mourante. Celles-ci, à taille humaine, sont d’un réalisme époustouflant, qui peut mettre mal à l’aise. Yngvild Aspeli les manipule avec un talent rare : une justesse et une précision de mouvements qui leur donnent véritablement vie. Paradoxal pour une marionnette représentant une mourante, me direz-vous. C’est l’un des points forts – et ils sont nombreux – de ce spectacle : Yngvild Aspeli donne vie à de nouveaux personnages à chaque instant, alors qu’elle est seule sur scène. Les marionnettes, à taille humaine, semblent être habitées de véritables émotions, d’une âme, certes sombre, mais profonde, pour amener un côté réaliste, dans lequel on ne parvient plus à différencier les comédiennes des marionnettes. La douleur se lit sur leur visage, tout comme la rage de vivre d’ailleurs, accompagnée de cette envie de ne pas partir avant d’avoir tout dit, tout montré.

La musique, jouée en live par Ane Marthe Sorlien Holen, vient augmenter encore cette dimension, par l’intermédiaire de percussions, de voix et de bruits en tous genres (robinet qui goutte, machine à écrire…). Elle rend réaliste chaque instant de la pièce, en y ajoutant une signification forte par les paroles des chansons qu’elle interprète, de Leonard Cohen à Black Sabbath, en passant par Bruce Springsteen et Marylin Monroe. On a véritablement l’impression que tout fait corps, que la musique, les gestes, les mots et l’ambiance générale forment un tout uniforme, duquel rien n’est à enlever.

Une véritable mise à nue

Chambre noire, c’est donc l’histoire d’une mise à nue, dans tous les sens du terme. Celle de Valérie Solanas. On y découvre tous les aspects de sa vie, ceux qui l’ont conduite à devenir celle qu’elle est et à clore sa viede manière aussi tragique. Car Chambre noire, c’est avant tout une tragédie, celle de l’existence d’une femme engagée, bien qu’extrême. Alors qu’on pourrait la juger uniquement sur ses actes et sur son manifeste qui, rappelons-le, vise à éliminer tous les êtres de sexe masculin, on comprend que la réflexion et la réalité sont bien plus complexes. Toute sa vie, rabrouée, faite victime, maltraitée par les hommes, mise dans des états qu’aucun être humain ne devrait avoir à subir… Et pourtant, tous ces faits sont amenés sans jugement, sans plainte. C’est un personnage fort qui nous est présenté, un personnage rempli de rage, et il y a de quoi.

Les scènes sont très explicites, pleines d’images dans la gestuelle des marionnettes, qu’il s’agisse de celles représentant un acte sexuel ou d’autres, plus métaphoriques, comme celle du cabaret ou la danseuse sur scène à 4 paires de jambes, image du monstre qu’elle est devenue, peut-être aussi celle d’une veuve noire…

Les symboles sont puissants, l’esthétique est magnifique, le propos est profond. Dans Chambre noire, tout est réuni pour un spectacle intense, duquel on ne ressort pas indemne. On peut être choqué, heurté, triste, compatissant, dégoûté, mais une chose est sûre : impossible d’être indifférent devant une telle pièce. Merci pour tout cela.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Chambre noire, d’après La Faculté des rêves de Sara Stridsberg, du 27 au 31 mars au Théâtre des Marionnettes.

Adaptation et mise en scène : Yingvild Aspeli

Avec Ygnvild Aspeli et Ane Marthe Sorlien Holen

https://www.marionnettes.ch/spectacle.php?action=details&id=222

Photos : ©Benoît Schupp

[1] Une autre pièce déconseillée aux moins de 16 ans a été jouée récemment au Théâtre Saint-Gervais, Le large existe (mobile 1) : http://lapepinieregeneve.ch/variations-autour-du-sexe/

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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