Starmania et sa voisine helvétique
N’avez-vous jamais songé quelles seraient les conséquences d’un nouveau joug communiste dans le pays le plus démocratique du monde ? Entre Retour vers le Futur et Starmania, Au Service de la Confédération, spectacle de Gaspard Boesch coécrit avec Philippe Cohen, a permis d’inaugurer au mois d’avril dernier la Salle Ernest Ansermet qui a fait peau neuve. Délirant, loufoque, comique, touchant… On ne sait quel adjectif mettre au-devant de la scène pour désigner ce nouveau chef-d’œuvre signé par la Compagnie Confiture !
Qui a peur de l’homme rouge ?
Cette fable uchronique fait ressurgir la peur d’un vieil ennemi du monde occidental : le Rouge ! Dans un pays où la voix du peuple est de loin la moins ligotée au monde avec accessoirement un niveau de vie hors compétition, il ne nous viendrait pas à l’idée de voir des marxistes monter au pouvoir !
Et pourtant… Cette angoisse était malgré tout bien présente en période de guerre froide ! Le communiste, cette bête fourbe qui avait fait son nid à l’Est, avec la prise de pouvoir des Rouges en Tchécoslovaquie et le Printemps de Prague en 1968, était devenu la bête noire de l’Occident. Dans la perspective d’une invasion soviétique de notre minuscule territoire, la Suisse s’est empressée de faire appel à ses plus braves concitoyens afin d’intégrer la P-26 dans le plus grand secret (bon, disons-le franchement, des citoyens lambdas motivés à suivre au moins un cours formateur pour devenir « agent secret »). Chacun avait sa mission propre : interception de signaux radio, maniement d’explosifs, transport de matériel et de messages… Une véritable petite « armée » secrète mise en place dès 1979, qui fera la une des journaux dès le moment où le secret sera levé.
Un scandale bien réel derrière les coulisses
Automne 1990, scandale : la presse suisse et les chambres fédérales apprennent l’existence d’une organisation appelée P-26. Kezako ? Ce groupe, essentiellement composé de personnes du troisième âge au moment de sa dissolution, a fait trembler les plus hautes sphères du pouvoir dans le pays. Parmi les têtes d’affiche, on peut citer la philosophe Jeanne Hersch ou encore le parlementaire et journaliste genevois Olivier Reverdin (descendant du sculpteur et médailleur Antoine Bovy).
Cette « armée secrète », financée par des fonds fédéraux à hauteur de 54,3 millions de francs, aurait été activée par le Conseil fédéral en cas d’invasion soviétique. Toutefois, l’ampleur de ce projet P-26 aurait été fortement exagérée par la presse de l’époque, et plusieurs fantasmes complotistes seraient nés après cela –– et ici, avec la Compagnie Confiture, quelques fantasmes artistiques ! Cette idée de projet P-26, documenté dans l’ouvrage de Martin Matter, Le Faux scandale de la P-26, sera reprise dans cette uchronie Au Service de la Confédération. Dans cette P-26, des agents secrets à la fois héroïques et un peu manches devront se battre contre le totalitarisme communiste.
Une uchronie ? Vraiment ?
Cette comédie, malgré son côté cabotin, met néanmoins le doigt sur des problématiques définitivement sérieuses et contemporaines : immigration, nationalisme, féminisme, paternité « non-assumée » (ici, un père qui ne « reconnaît » pas sa fille), clins d’œil à certains politiques qui changent de parti comme de chemise (nous ne nommerons pas lesquels) …
Aussi, la comédie propose des réponses « sérieuses » à des questions « sérieuses ».
C’est quoi être un « vrai » citoyen helvétique ? être suisse depuis deux générations.
Comment faire face aux contraintes communistes du pays ? Aller en France voisine.
Quelle est la réponse à tous les tracas du quotidien ? Le produit vaisselle Handy.
De nombreux clins d’œil liés à la culture helvétique se multiplient tout au long du spectacle. Le héros porte d’ailleurs l’indicatif genevois en guise de nom de code : « 022 ». Descendant d’immigrés italiens, « 022 » devra se faire passer pour plus suisse qu’un Petit Suisse (qui rappelons-le est un fromage blanc français) !
Avec plus de 50 minutes de musique live interprétée par 17 artistes sur scène, ce spectacle 100% suisse promet une expérience immersive et artistique riche en chansons et chorégraphies finement menées. Un texte sans fioriture, accessible à tout public, incluant quelques pépites permettant plusieurs grilles de lecture possibles.
En tout, près de 2 heures de spectacle, où les jeunes talents musicaux de demain ont été mis à contribution ! Et si dans cette comédie uchronique la technologie a été bannie par le nouveau système totalitaire, la Compagnie Confiture ne s’en est pas privée ! Dans ce spectacle, la MAO (musique assistée par ordinateur) pour le sound design et les ambiances sonores a permis d’apporter un côté futuriste au spectacle ; un air de Starmania à la sauce helvétique.
Apolonia M.-E
Infos pratiques :
Au service secret de la Confédération, une comédie musicale imaginée par Gaspard Boesch, à la Salle Ernest Ansermet, du 15 au 28 avril 2024.
Dialogues et chansons : Philippe Cohen et Gaspard Boesch
Œil extérieur : Ylan Assefy-Waterdrinker
Direction d’acteur·ice·s : Gaspard Boesch et Philippe Cohen
Direction musicale : Antoine Courvoisier
Compositions : Nicolas Hafner, Antoine Courvoisier, Christophe Calpini et Alexandre Coppaloni
Chorégraphies : Karin Berner, Loic Dinga, Caty Eybert, Molly Hirt, Léa Jeambrun, Jonathan Lazzarotto, Kim Selamet et Guiti Tabrizian
Avec Carine Barbey, Charlotte Filou, Marie Fontannaz, Molly Hirt, Kim Selamet, Antoine Courvoisier, Philippe Cohen, Gaspard Boesch, Jonathan Lazzarotto, Léon Boesch et Pascal Schopfer (interprétation) et Romane Gauss, Tess Giordano, Loan Baeriswyl, Enzo Charré, Kevin Vallat et Simon Zeïer (musique live)
Photos : © Compagnie Confiture
Très bel article et le sujet pertinent avec la fondation récente du Parti communiste révolutionnaire en Suisse !