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Todd Hido et la mémoire en suspens

Il y a des images qui ne se laissent pas consommer d’un seul regard. Elles restent collées, comme une buée sur la vitre, comme un halo persistant dans la rétine. Celles de Todd Hido font partie de cette catégorie.

Dans l’exposition Les Présages d’une lueur intérieure, présentée aux Rencontres de la photographie (Arles), l’Américain né en 1968 à Kent, Ohio, déploie une fois encore son territoire intime : routes désertes, maisons banales, silhouettes de dos, paysages pluvieux ou neigeux. Ce qui pourrait sembler anodin devient matière à hantise. L’artiste, dont les clichés figurent aujourd’hui dans les collections du Whitney ou du Guggenheim, poursuit inlassablement la même quête : traduire une atmosphère, restituer la météo incertaine des souvenirs. Un arbre noyé de lumière dorée, amniotique, s’impose comme apparition. Et brûlure. Son objectif module une topographie sensible, mêlant solitude, mémoire, désir et perte. Ses cartes affectives dessinent autant une Amérique floue, familière et étrange, qu’une exploration intérieure. Au mur, les mots d’Emily Dickinson : « J’essayais d’imaginer solitude pire que jamais vue… », scandent une plongée poétique vers une solitude devenue vertige, frontière avec l’inconnu.

D’abord, cette chevelure blonde photographiée de dos, au milieu d’un paysage nu. On ne voit pas le visage, et c’est justement ce qui dérange : l’intimité est promise mais se dérobe. Plus loin, une maison enneigée, plongée dans la nuit, avec ses fenêtres calfeutrées. Une façade banale dégage une inquiétude sourde : est-ce l’écho d’une enfance figée, ou le théâtre invisible d’un drame domestique ? À travers des parkings vides, des néons isolés ou des détails en apparence insignifiants, il capte une poésie discrète et désolée. « Sans mise en scène, son travail contemplatif met en valeur la puissance du banal et invite à regarder autrement, avec une attention particulière aux atmosphères, à la lumière et aux émotions qu’elles suscitent », relève Christophe Wiesner directeur des Rencontres d’Arles.

Art des seuils

« Concernant la psychologie des lieux, j’ai toujours été intrigué par la manière dont les bâtiments, les maisons, les espaces que nous habitons parlent de ce que nous sommes », confie Hido en entrevue. Ses photographies ne cherchent pas à documenter le réel, mais à l’évider, à en tirer une empreinte fantomatique. Ses maisons photographiées de nuit, façades closes, fenêtres jaunâtres comme des phares d’un autre temps, ne sont pas les siennes, mais elles résonnent comme des répliques de son enfance dans le Midwest. Il dit les photographier « trente ans plus tard », quand elles portent déjà l’usure, les rideaux défraîchis, la fatigue des murs. C’est cette patine, plus que l’architecture, qui l’intéresse : les traces laissées par ceux qui ne sont plus là.

Souvent, il place son objectif derrière un pare-brise mouillé. Cette membrane floue agit comme un filtre entre visible et sensible. Le spectateur se retrouve du côté de l’attente, de l’indétermination. On ne sait pas ce qu’il s’est passé dans ces maisons ou sur ces routes, mais quelque chose a laissé une vibration. Ses images se tiennent sur ce fil : entre la promesse d’un récit et son effacement.

Narration en suspens

Todd Hido est fréquemment comparé à Edward Hopper ou David Lynch. Il y a en effet, dans ses clichés, quelque chose du silence avant la scène, ou du plan arrêté qui ne livre jamais sa suite. Mais ce serait réducteur de s’en tenir à cette filiation. Car chez lui, la lumière n’illustre pas, elle agit. Elle devient narration. Une fenêtre éclairée dans une maison noire dit bien plus qu’un visage. Une chevelure blonde photographiée de dos, au milieu d’un paysage nu, trouble par ce qu’elle promet et retire dans le même mouvement : une intimité possible, aussitôt refusée.

« Photographier de dos permettait aux sujets de devenir des personnages », explique-t-il. L’absence de visage est une invitation : chacun peut projeter ses propres souvenirs, ses propres blessures. Ses portraits dialoguent parfois avec des paysages islandais, ou californiens : un montage sensible qui brouille les repères, comme si la mémoire n’avait pas de frontières géographiques.

Crépuscule d’un monde

L’exposition arlésienne prend un relief particulier dans le contexte actuel. « Bright Black World », série récente de Hido, évoquait déjà l’urgence climatique et l’assombrissement du monde. Il avoue : « Je pense que mon travail est devenu encore plus sombre dans cette atmosphère politique et écologique ». Les routes noyées de pluie, les arbres fantomatiques, les neiges fondantes deviennent métaphores discrètes de l’époque : une fragilité globale, un avenir instable. Pourtant, ses images ne crient pas, elles chuchotent. Elles offrent une lenteur dans un temps saturé de vitesse. « Les paysages saisis sont souvent des endroits qui me rappellent mon enfance, dans l’Ohio, au Midwest. C’est une région froide, neigeuse, humide – j’ai toujours été attiré par ce type de climat. Une personne photographiée de dos, dans un paysage, devient une figure de fiction. Elle acquiert une dimension plus cinématographique. Et les cheveux, comme les vêtements ou la posture, sont un moyen de suggérer une identité sans jamais la figer. »

On retrouve dans cette retenue l’influence de Robert Adams ou de Lewis Baltz, Robert Adams s’essayant à restituer la dimension intemporelle d’un paysage, Lewis Baltz ou décrire le banal avec une précision clinique, tout en y injectant une tension esthétique proche de l’abstraction, dans le sillage des New Topographics des années 1970. « Ils photographiaient les nouveaux lotissements en construction aux États-Unis, des banlieues neuves, impersonnelles. Les Becher, eux, documentaient les châteaux d’eau de manière très rigoureuse et objective.»

Photographier le banal, le lotissement anonyme, pour révéler autre chose : une inquiétude, une tension esthétique, parfois proche de l’abstraction. L’artiste prolonge cette démarche, mais il la détourne vers l’intime. Ses routes détrempées ou ses pavillons nocturnes ne disent pas seulement l’Amérique impersonnelle : ils cartographient un état intérieur.

Collages de mémoire

À côté de ses paysages, l’exposition présente aussi des collages où Hido mêle vieilles photographies familiales et clichés contemporains. Là encore, il ne s’agit pas de nostalgie mais de climat émotionnel. « Mon travail agit comme un déclencheur de mémoire », dit-il. Une photo de maison devient miroir, chacun y insère son enfance, une perte, un visage disparu. Comme souvent dans son œuvre, l’absence est une matière. On photographie ce qui a fui, pas ce qui est là.

Cette logique du fragment fait écho à ses livres, conçus comme des montages narratifs. Les images, isolées, sont belles. Juxtaposées, elles s’épaississent d’un sens nouveau, comme si chaque photo devenait la réplique silencieuse de la précédente.

Beauté et inconfort

On pourrait reprocher au photographe de répéter ses motifs : les mêmes pavillons, les mêmes routes, les mêmes contre-jours. On pourrait aussi juger son esthétique trop séduisante, ce velouté de couleurs qui flirte avec le pictural. Mais ce serait ignorer l’étrangeté sourde qui persiste, ce trouble discret qui fait que ses images ne se referment jamais totalement. Un trottoir vide, une lampe restée allumée, un parking désert : tout cela pourrait glisser vers le cliché. Or, chez lui, l’effet tient dans la retenue. Il ne surligne pas, ne dramatise pas.

Le risque existe pourtant : que cette mélancolie stylisée devienne formule. On en sort avec une impression ambivalente, oscillant entre admiration pour la puissance atmosphérique et interrogation sur la répétition des motifs. Mais peut-être est-ce justement ce ressassement qui fait sens. Photographier toujours la même maison, la même route, c’est rejouer inlassablement une mémoire qui ne se fixe pas.

Echos

L’influence de Hido déborde désormais le champ photographique. Certains cinéastes s’en réclament – Spike Jonze avoue avoir trouvé dans une de ses photos l’inspiration de son film mélancolique interrogeant la perte et le manque, Her. Il semble avoir absorbé son esthétique du vide habité, de la lumière troublée, du temps ralenti. Dans le monde du jeu vidéo, des œuvres comme Kentucky Route Zero, Life is Strange ou Firewatch semblent avoir absorbé son esthétique du vide habité, de la lumière troublée, du temps ralenti.

Ses images ressemblent à des poèmes de Raymond Carver : elles ne racontent pas grand-chose, mais elles font tout sentir. Leurs battements faibles, leurs chuchotements ordinaires suffisent à créer un espace de résonance. « Je cherche avant tout l’émotion », résume le photographe. Et c’est vrai : plus qu’un récit, ses clichés proposent une expérience, lente et discrète, où chacun est invité à déposer un fragment de lui-même. Le familier devient énigmatique comme un poème de Raymond Carver est une expérience lente, discrète, intime. Proche de Carver qu’il admire, il capture les battements faibles, les chuchotements de la vie quotidienne. Avec une certaine mélancolie sur la fragilité des choses : l’amour, la routine, la mémoire.

Lumière intérieure

« Les maisons ont une mémoire, et les images, une âme », suggère l’Américain. C’est peut-être là que réside la force de son travail. Dans la capacité à transformer une façade banale en réceptacle d’histoires invisibles. Dans la possibilité qu’un halo de lumière derrière un rideau puisse devenir le lieu de toutes nos projections.

De l’exposition, Les Présages d’une lueur intérieure, on sort avec une sensation paradoxale : à la fois apaisé et inquiet, comme après un rêve dont on ne se souvient pas des détails mais dont on garde le climat. Ces photographies, dans leur silence, ouvrent un espace mental où l’on n’est jamais certain de ce qu’on voit. Et c’est peut-être ce doute, cette vacillation, qui nous accompagne longtemps après avoir quitté la salle.

Bertrand Tappolet

Référence :

Les Présages d’une lueur intérieure. Espace Van Gogh. Rencontres de la photographie d’Arles. Jusqu’au 5 octobre. Intimate Distance, Ed. Textuel, 2025

Photos : ©Todd Hiddo. Todd Hido. #11805-5737, série Les Présages d’une fin, 2017.
Avec l’aimable autorisation de la galerie Les filles du calvaire. Todd Hido. #12076-9421, série Les Présages d’une fin, 2020. Avec l’aimable autorisation de la galerie Les filles du calvaire.

Photos vues de l’exposition : ©Bertrand Tappolet

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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