Les réverbères : arts vivants

TRACES : Thr(o)ugh/Vïa

Deux chorégraphes Damien Jalet et Fouad Boussouf , deux oeuvres qui s’’affrontent dans leur différence et se réconcilient dans leur similitude. L’une symbolique, l’autre rétinienne mais toutes deux radicales dans leur approche scénique.

Thr(o)ugh, articuler l’indicible par le corps

Premier tableau: un imposant cylindre occupe avec autorité une scène sombre et dépouillée. Le tube en habit de camouflage crache par salves des corps désarticulés qui s’attirent puis se repoussent, s’agrippent puis se rejettent, tombent, se relèvent, vacillent, titubent, culbutent se redressent à nouveau puis courent, perdus, éperdus, dans un chaos chorégraphié avec une précision horlogère.

L’univers sonore nerveux du compositeur Christian Fennesz accentue la sensation de danger imminent. La bande son égrène ses rythmes industriels et ses stridences, distillant une forme de courant électrique et d’urgence auquel répondent les gestes tantôt brutaux tantôt désespérés des danseurs. Puis les corps tombent, s’affaissent lourdement au sol.

C’est alors qu’une sphère de lumière apparaît à l’extrémité du tube, aveuglante, salvatrice comme un passage vers l’au-delà. Les corps épars, d’abord expulsés sont maintenant aspirés, comme une seule et même masse ou l’individu est englouti. Une performance saisissante où les danseurs parviennent à suggérer un flux de chai emporté dans un lointain lumineux.

Deuxième tableau. Le cylindre toujours aussi imposant roule en direction des gradins, à chaque fois plus proche. Le public retient son souffle! Va-t-il rouler jusqu’à nous?! Puis les corps apparaissent à nouveau mais cette fois agrippés au cylindre dont le mouvement d’avant en arrière, rappelle le sac et le ressac de la mer. Comment ne pas penser aux naufragés perdant leur vie dans l’espoir de la sauver. L’un après l’autre les corps surgissent accrochés, plaqués au cylindre, comme émergeant d’une puissante vague qui les aurait emportés puis rejetés sur le sable pour les aspirer à nouveau. Captifs du flux et reflux de la mer, les danseurs viennent enfin s’échouer exsangues sur la plage. Une métaphore visuelle poignante où les danseurs semblent se mettre réellement en danger, en évitant avec grâce de se faire broyer pieds ou mains par la masse du cylindre. L’éclairage dramatique que Jan Maertens pose sur les corps agités, rappelle celui que le peintre Théodore Géricaut utilise dans le Radeau de la méduse, ou les naufragés bleuis par le froid et l’effort tentent dans un effort ultime d’échapper à la mort.

Damien Janet, chorégraphe, (nombreuses collaborations avec Sidi Larbi Cherkaoui ) explique qu’à l’origine de Thr(o)ugh, il y a la découverte, puis la fascination du rituel religieux japonais Onbashira, lors duquel des hommes dévalent des montagnes sur des troncs d’arbre, encourant ainsi un danger extrême en défiant la force de gravité. Le mouvement cyclique et perpétuel sans lequel tout ne serait que néant, le cercle qui en est le symbole, et la force centrifuge, sont également ses points d’appui dans la genèse de Through. Mais il parle également du traumatisme vécu lors d’une attaque terroriste, où la mort l’a épargné de justesse, alors qu’elle saisissait 19 personnes par balle à la terrasse d’un café voisin. Cet événement à jamais gravé dans son corps et sa mémoire, a transformé son rapport à la vie et à la création. Il dédie d’ailleurs Through aux victimes de l’attentat rue Chanoine à Paris en 2015.

VÏA, les travaux et les jours

Si l’univers de « Through » ramène à une profonde réflexion sur le temps, le rituel, la souffrance et la mort, Vïa, le second opus de Traces, quitte cet univers pour un autre, très formel et esthétisant. Fouat Boussouf aux côtés de Hugo Rondinone (https://ugorondinone.com), artiste contemporain suisse, dont le travail conceptuel n’est plus à présenter, nous plongent dans un univers coloré et rythmé où le geste dansé est magnifié par des filtres colorés successifs. Le bleu, le rouge, le jaune, soit les 3 couleurs primaires, tour à tour inondent l’espace, alors que les danseurs vêtus de tenues monochromes en contraste, arpentent la scène. marquant les rythmes de la bande-son techno de Gabriel Majou, en scansions complexes et percussives. La chorégraphie évoque le mouvement à la fois cyclique et changeant d’un algorithme intelligent et la transe d’une danse initiatique tribale, où les danseurs frappent le sol de leurs pieds parfois jusqu’à l’épuisement. Car oui, l’épuisement au travail fait bien partie intégrante de ce qui est donné à voir. Les danseurs scandent et cadencent sans trêve. A petits pas légers, réguliers ils inventent et réinventent des lignes, des parcours, des trajectoires, formant ainsi des dessins à géométrie variable. Des traces. Parfois l’un d’entre eux, virtuose, se détache du groupe et semble improviser une danse à l’instar d’une « dance-battle » . Puis l’électron libre se fond à nouveau dans la mosaïque mouvante à laquelle le groupe donne vie.

Durant plus d’une heure une mécanique du vivant se déploie sous nos yeux gorgés de couleurs éclatantes. Le public est galvanisé, la lumière s’éteint et c’est une explosion d’applaudissements. Les danseurs reviennent, saluent, légers malgré l’effort physique intense …. et se mettent à danser à leur gré sur de la techno. Même pas mal !

Katia Baltera

Infos pratiques :

Traces : Thr(o)ugh/Vïa, chorégraphies de Damien Jallet et Fouad Boussouf, du 19 au 23 avril 2023 au Grand Théâtre.

Thr(o)ugh

Chorégraphie Damien Jalet

Conseiller à la chorégraphie Aimilios Arapoglou

Scénographie Jim Hodges et Carlos Marques da Cruz

Lumières Jan Maertens

Costumes Jean-Paul Lespagnard

Musique Christian Fennesz

Vïa

Chorégraphie Fouad Boussouf

Assistante à la chorégraphie Filipa Correia Lescuyer

Scénographie Ugo Rondinone

 Lumières Lukas Marian

Costumes Gwladys Duthil

Musique Gabriel Majou

https://www.gtg.ch/saison-22-23/traces/

Photo : © GTG

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