Les réverbères : arts vivants

Trahisons : Revisiter le triangle amoureux en douceur

La thématique est vieille comme le monde : l’adultère bourgeois et le triangle amoureux qui s’ensuit. Pourtant, dans Trahisons, Harold Pinter parvient à y apporter une nouvelle dimension, plus moderne, bien aidé par la mise en scène de Valentin Rossier et l’excellent trio de comédien·ne·s.

Tout commence sur les canapés d’un bar lounge. Jerry (Valentin Rossier) et Emma (Camille Figuereo), anciens amants séparés depuis deux ans, boivent un verre et discutent du passé. Emma apprend à Jerry qu’elle et Robert (Mauro Bellucci), le meilleur ami du premier nommé, ont décidé de divorcer, après une longue discussion. Elle y a notamment appris qu’il la trompait depuis plusieurs années. Et quand Jerry apprend que Robert est au courant de leur liaison passée, les trahisons deviennent plus nombreuses et subtiles qu’on ne le pensait. Le spectacle se joue ensuite à l’envers : à travers neuf tableaux, nous remontons le temps pour revenir à des moments clés de cette drôle de relation entre les trois protagonistes, jusqu’à la faute initiale… Si l’adultère bourgeois et le trio femme-mari-amant n’a rien de nouveau, c’est sa manière de le traiter qui donne aux Trahisons d’Harold Pinter toute leur saveur.

Rarement un spectacle n’aura aussi bien porté son nom. Trahisons. Il y a bien sûr celles, évidentes, des adultères commis par Robert et Emma. Il y a aussi, de manière plus subtile, celles qui consistent à ne pas avoir gardé le secret, même dévoilé des années plus tard. Et plus le temps remonte, plus on en découvre… L’évocation, sans qu’ils soient présents, de Judith (la femme de Jerry) et de Casey (un auteur publié par Robert, dont Jerry est l’agent, et qui semblerait fréquenter Emma), fait du triangle amoureux un drôle de pentagone. L’écriture de Harold Pinter a ceci de brillant qu’elle parvient à sans cesse surprendre le public : des trahisons qu’on n’avait pas vu venir, des réactions inattendues, des temporalités qui n’étaient pas celles que l’on croyait. Sans en dévoiler trop, on dira simplement que certains éléments n’ont pas été révélés au moment où on le pensait. Et alors que l’on pourrait croire à un spectacle sombre, il n’en est rien. Harold Pinter parvient, avec la finesse de sa plume, à mêler un humour tout anglais, souvent caustique, à la noirceur de l’âme humaine. Si bien qu’on ne se sent jamais plombé par une ambiance qui deviendrait lourde. Et pourtant, la superposition des trahisons en dit beaucoup sur les parts les plus sombres de la nature humaine. Dans le désordre, on citera l’égoïsme qui entraîne la vexation : si Emma semble n’avoir aucun remord à avoir allègrement trompé son mari pendant plusieurs années, elle prend très mal le fait qu’il ait pu en faire autant. On évoquera également cette manière que nous avons, toutes et tous, de réarranger les faits en notre faveur pour ne pas avoir le mauvais rôle. Remonter le temps dans cette pièce ne fait que mettre plus encore cette manie en avant… Pas facile de monter un tel spectacle donc, au vu de la finesse du texte. Le pari est réussi avec brio !

Il y a quelque chose de très doux dans la mise en scène de Valentin Rossier. Sur les planches, deux canapés sur un tapis, un fond composé de sortes de rideaux de verre fumé, et deux grands vases parallélépipédiques remplis d’eau. Sur les panneaux du fond sont projetés les didascalies spatio-temporelles importantes, indiquant où et quand nous nous trouvons (dans un bar, un restaurant, chez Robert et Emma, dans le studio aménagé par Jerry, deux ans, trois ans plus tôt…). Chaque scène est accompagnée d’une douce mélodie de piano, jouée… piano, avant de devenir plus forte lors de la transition entre les divers moments. Tout du long, la lumière, dans les tons bleutés, se déplace calmement, comme des sortes de vagues, autour des protagonistes. Le tout crée un côté à la fois mélancolique et nostalgique, les souvenirs étant tantôt heureux, tantôt teintés de culpabilité. Cela se déroule dans une certaine fluidité, qui n’est cassée qu’à la toute fin, lorsque les percussions et une lumière rouge accompagnent la naissance de la passion entre Emma et Jerry. De chaque côté du plateau, les vases remplis d’eau semblent évoquer les souvenirs des protagonistes. À la fin de chaque scène ou presque, un verre vide ou autre objet y est plongé. Une manière de montrer que, bien qu’enfouies, les trahisons commises sont toujours présentes et pourraient remonter à la surface à tout moment.

Valentin Rossier et sa troupe parviennent ainsi à rendre toute la dimension subtile de l’écriture de Harold Pinter. Il eût été facile de tomber dans le jugement de l’adultère, mais cela a été vu et revu. Au contraire, c’est tout le contexte qui est questionné, entre les trompé·e·s et les trompeur·euse·s, leurs réactions, ainsi que la nature humaine et son ego, qui finissent toujours par ressurgir. Si bien qu’on en vient à se demander si le mari ne devient pas plus l’amant de sa femme que celui qui devrait l’être. Vous suivez ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Trahisons, de Harold Pinter, du 19 août au 5 septembre 2021 à la Scène Vagabonde Festival, puis du 11 janvier au 6 février 2022 au Théâtre Le Crève-Cœur.

https://scenevagabonde.ch/trahisons/

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/trahisons-2/

Photos : © Léon Stoffels

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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