Les réverbères : arts vivants

Ulysse aux enfers, l’Alchimic dans un miroir

Porter sur scène de la poésie, jouer irrévérencieusement avec les mythes, toucher la fibre de nos questionnements existentiels – le tout, sans concession ni faux-semblants : voilà ce que propose le Théâtre Alchimic avec Odyssée, dernier chant, du 10 au 19 octobre. Une mise en scène de Cédric Dorier pour une descente aux enfers entre noir et miroir.

Après dix ans de combat sous les murs de Troie, après dix ans d’errance aux quatre coins de la Méditerranée, Ulysse (Raphaël Vachoux) est de retour à Ithaque. Roi, héros, homme aux mille ruses, tout devrait lui sourire. Ne retrouve-t-il pas dans son île Pénélope, cette reine aimante qui n’est restée fidèle qu’à lui (et à sa tapisserie) ? Oui – mais Ulysse s’ennuie. Ithaque et ses paysans l’incommode, son épouse l’aimait mieux quand il était absent – d’ailleurs, il en est certain : elle complote contre lui et le trompe ! Pour en avoir le cœur net, le voici qui descend aux Enfers afin d’interroger le devin Tirésias. Lui seul pourra le rassurer en lui apprenant ce qu’il redoute. Tombé au fond du gouffre après avoir plongé dans le fleuve Achéron (et en avoir bu son eau mortelle, ce qui n’était pas une bonne idée !), Ulysse se retrouve prisonnier d’un espace-temps immobile – un clair-obscur changeant où s’évanouissent des ombres et où il attend en vain l’arrivée de Tirésias. À ses oreilles, leurs voix chuchotent… moquerie, séduction, indifférence : vont-elles le rendre fou ?

Créée à Lausanne en 2022, Odyssée, dernier chant bouscule la figure du héros mythique telle que nous l’imaginons. À la manière d’une tapisserie baroque, le texte de Jean-Pierre Siméon entrelace les motifs : les licences poétiques homériques s’y heurtent à un argot cru (voire vulgaire), la séduction des phrases est pulvérisée par les explosions de colère d’Ulysse… et il a de quoi hurler, le roi d’Ithaque ! Car ni le texte ni la mise en scène ne lui font de cadeau : jeté dans la noirceur glauque des enfers, entre volutes de fumée et étranges lumières, c’est de sa fierté imbécile dont il doit se déposséder s’il veut retrouver le monde d’en haut – celui des vivant·e·s.

De l’autre côté du miroir noir

Le décor fonctionne comme un révélateur de l’impuissance d’Ulysse, mais aussi de son évolution au fil de la pièce. Le rideau s’ouvre sur un espace obscur : un grand miroir de verre noir, arrondi comme l’intérieur d’une piscine aux pentes douces (d’ailleurs, on y trouve une échelle en métal, comme dans les véritables piscines). Bienvenue dans le gouffre des enfers, dont la forme rappelle l’intérieur du bateau de Charon depuis lequel Ulysse a glissé dans le fleuve Achéron…

Dès la première scène, on aperçoit Ulysse, attaché par une corde, suspendu la tête en bas depuis le plafond – à la manière d’un saucisson. Le voilà dans de beaux draps… Il se débat, appelle, se lamente, pleure, crie.  Hélas, son malheur fait plutôt rire les ombres qui vivent dans cet espace marquant le seuil des Enfers. Lutin chauve, le gardien des lieux (Denis Lavalou) se moque de lui, aussi insolent que le Puck de Shakespeare (Songe d’une nuit d’été) – mais bien plus cynique. À ses côtés, une créature tout d’or vêtue (Clémence Mermet) se rit du héros mal attrapé : élancée, presque androgyne malgré son indéniable féminité (un mélange qui ne laisse pas Ulysse indifférent), elle ne mâche pas ses mots pour remettre le mortel sûr de sa virilité à sa place. Qui est-elle ? Difficile à dire – en tout cas, avant la fin de la place, elle jouera pour Ulysse un rôle important… mais ne comptez pas sur moi pour vous le révéler ! À mesure que se nouent les dialogues entre les trois personnages, Ulysse se trouve libéré de la corde qui l’attache… pour réaliser bien vite qu’il est incapable de sortir du gouffre de l’Hadès – contrairement aux ombres qui y vont et viennent. Prisonnier de cette espace, il l’est aussi de son rôle de roi, de héros et de mâle – et c’est de tout cela dont il devra se défaire s’il veut s’en sortir.

Mais où donc est Tirésias ?!

Onirisme infernal

À bien des égards, Odyssée, dernier chant est un texte énigmatique. Les références (mythologiques, historiques, poétiques, politiques, etc.) y abondent – comme dans la scène où Tirésias émerge d’une trappe ronde aménagée au fond du gouffre-miroir, pour venir prophétiser les malheurs des temps. Difficile d’y identifier clairement les ombres qui harcèlent Ulysse, tant elles semblent polymorphes… ne seraient-elles, peut-être, que le reflet, dans ce miroir noir des enfers, des craintes les plus intimes du héros d’Ithaque ? Peut-être.

Mais la question n’est pas là, car il s’agit moins de comprendre rationnellement l’intrigue que de se laisser emporter par le rythme des mots et des phrases, la puissance d’un corps qui lutte contre l’impossible, l’éructation d’une voix qui hurle de rage, le frémissement sensuel et contrôlé d’une main qui séduit pour mieux repousser, la fulgurance presque douloureuse d’un éclat de lumière qui traverse le miroir du gouffre à la façon d’un éclair, la beauté inquiétante d’un masque qui émerge des fumées pour narrer l’avenir…

C’est là que Denis Lavalou, Clémence Mermet et Raphaël Vachoux, sous la direction de Cédric Dorier, nous emportent – jusqu’à ce que, quand les mots se sont taris, quand les applaudissements éclatent, on en vienne à douter : veut-on vraiment sortir des enfers, où tout a vibré en nous de manière si poignante… ?

Magali Bossi

Infos pratiques :

Odyssée, dernier chant, de Jean-Pierre Siméon, par la Compagnie Les Célébrants, du 10 au 19 octobre 2024 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : Cédric Dorier

Avec Denis Lavalou, Clémence Mermet et Raphaël Vachoux

https://alchimic.ch/odyssee-dernier-chant/

Photo : ©Guillaume Perret

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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