Un couple, de l’alcool et du racisme pour une pièce au vitriol
Difficile d’envisager le nom d’un lieu moins en résonnance avec le propos d’une pièce. Aux Amis, dans Occident, Nicolas Rossier interprète un alcoolique raciste, tandis qu’Anne-Catherine Savoy est son épouse qui fait tout pour le faire sortir de ses gonds. Il faut dire que les deux semblent se détester cordialement…
Tous les soirs, c’est la même chose : lui rentre ivre d’un bar ; elle l’attend, buvant seule dans la cuisine. Il menace de la tuer, d’une manière toujours différente ; elle joue là-dessus et le provoque. Lui est un raciste à géométrie variable : un soir il boit avec son ami Mohamed, le lendemain il sympathise avec des fachos, avant de s’allier avec les Yougoslaves qui ont envoyé Mohamed à l’hôpital. C’est qu’il a toujours une raison de détester un étranger, quel qu’il soit. Alors, pour ne rien arranger, elle s’invente des amants issus de diverses contrées, qui viennent s’occuper d’elle dès qu’il s’absente. Tout cela pour le mettre en rogne et le faire craquer. Les « connard » répondent aux « salope », les « pute » aux « enculé ». Et pourtant, malgré cette attitude et vocabulaire chatoyant, une certaine complicité se dégage.
Du microcosme du couple au macrocosme sociétal
Le texte de Rémi De Vos est, vous l’aurez compris, d’une violence inouïe. Si bien qu’il faut un peu de temps pour entrer dedans et en comprendre toute la complexité. La première insulte qui fuse fait rire, tant on imagine l’homme ivre rentrer, se cogner partout, et ne plus réfléchir à ce qu’il dit. On imagine une comédie de boulevard légère. Bien vite, on prend conscience qu’on est loin du compte. Pourtant, on continue à rire, mais de ce rire qui n’est plus sincère, mais jaune. La situation paraît tellement caricaturale et hors de la réalité qu’on s’esclaffe malgré nous. Et pourtant… Le franc-parler, ce texte écrit de manière si orale et en l’absence de toute forme de filtre décrit la réalité d’une misère sociale, celle que l’on dirait de la « France profonde ». Les personnages n’ont pas de nom, en dehors de ceux d’oiseau qu’ils se balancent à la figure. Où se passe la pièce ? On n’en sait rien non plus, si ce n’est qu’on se trouve quelque part en France, élément que l’on comprend à la mention du Front national – bien qu’il ait depuis changé de nom. C’est à ce sens du détail qu’on reconnaît toute la verve de la plume de Rémi De Vos, capable d’amener, à travers un couple de personnages, une forme d’universalisme. Car il et elle pourraient être n’importe qui ! Et si le trait est sans doute forcé, nombreux et nombreuses seront celles et ceux qui se reconnaîtront dans l’un ou l’autre élément…
Car si le propos est centré sur ce couple, à l’intérieur de leur appartement, il dit beaucoup de choses sur l’ambiance générale en France et ailleurs, où l’extrême droite prend de plus en plus de pouvoir. Occident en dit ainsi très long sur la peur, souvent irrationnelle, qui s’empare de tant de monde. Dans le discours de l’homme, on retrouve tout ce qui fait le discours des racistes : des généralisations, sans justification, mais surtout une bonne dose de conviction. S’il peine parfois à mettre des mots sur ce qu’il sous-entend, ses idées semblent bien précises. Et alors qu’elle essaie de l’amener à verbaliser, il n’en est rien. Ses provocations ne l’amènent qu’à craquer et nous, de notre œil extérieur, à se rendre compte de l’absurdité de ce à quoi on est en train d’assister et de la pensée de cet homme raciste, symbole d’un nombre bien plus important.
Une relation ambiguë
Là où le texte excelle, c’est qu’il parvient à raconter ces dimensions universelles, tout en en disant énormément sur l’intimité de ce couple. De prime abord, il et elle ont l’air de se détester : ils ne semblent d’accord sur rien, ne font que s’insulter, se menacer… mais alors, que partagent-iels ? Se pose alors la question de ces scènes d’après dispute, alors que la lumière se tamise et que des chansons – souvent d’amour – résonnent. S’agit-il d’un fantasme ? D’un écho du passé ? D’un rêve ? D’une simple transition ? Entrevoit-on ce qu’il et elle n’osent pas se dire, se cachant derrière cette haine apparente ?
Quelle que soit la réponse qu’on y apporte – car elle ne nous sera absolument pas donnée – ces passages en disent long sur ce couple. Iels semblent partager une forme de solitude, et restent ensemble pour avoir quelqu’un à qui parler, auprès de qui se décharger et se défouler. On peut voir, à travers la jalousie de l’homme et la volonté de tout savoir de la femme, une sorte de complicité. Une complicité que partagent d’ailleurs Anne-Catherine Savoy et Nicolas Rossier – qui signe également la mise en scène du spectacle – et qui leur permet sans doute de tenir face à l’atrocité des propos de leur personnage.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Occident, de Rémi De Vos, du 16 au 28 janvier 2024 aux Amis musiquethéâtre.
Mise en scène : Nicolas Rossier
Avec Anne-Catherine Savoy et Nicolas Rossier
https://lesamismusiquetheatre.ch/occident/
Photos : © Julien James Auzan