Au TMG, on égrène les premières fois
La première fois que j’ai poussé la porte du TMG en 2024, c’était pour voir une pièce qui s’intitulait : La première fois… Du 10 au 28 janvier, entre photographies, théâtre d’objets et musique live, on retombe en enfance dans un spectacle tendre et surprenant, mis en scène par Isabelle Matter.
Tout commence… dans le noir. Vraiment ? Pas exactement. Au milieu de la scène, comme dans les cabarets à l’ancienne, une arche blanche se dessine. Et voici qu’elle se transforme en écran : grâce à un astucieux système de rétroprojection, on découvre un tourbillon aquatique, où la silhouette d’une femme (qu’on devine dans l’ombre) jette des gouttes d’encre bleue. Des objets se mêlent à la ronde de l’eau : un poisson rouge, une petite guitare, une voiturette… et ça tourne, ça tourne – autour d’un cercle central qui, peu à peu, se transforme en tunnel.
Le grand voyage commence sur ces mots, qui nous font comprendre l’incipit métaphorique de la pièce : « La première fois que j’ai ouvert les yeux, je les ai fermés aussitôt[1]. »
Nous venons d’assister à une naissance.
L’art de lister la vie
À la manière d’un catalogue poétique, La première fois… dresse l’inventaire de toutes ces découvertes qui font une vie – du premier souffle au premier bisou, de la rencontre avec ses parents au premier bain, des premières notes de musique entendues aux premières notes de musique jouées, de la découverte des brocolis à celle de son reflet dans le miroir… et bien d’autres encore. À l’origine de cette pièce, il y a un livre publié en littérature jeunesse : La première fois que je suis née, de Vincent Cuvellier et Charles Dutertre. On y retrouve toute la saveur des listes dont sont friandes certaines traditions littéraires[2] – et je ne peux pas résister à vous donner quelques exemples :
La première fois que j’ai prié, j’ai attendu toute la nuit qu’on me réponde.
La première fois que mon grand-père est mort, maman m’a prise dans ses bras pour me consoler. Mais, en vrai, c’est moi qui la prenais dans mes bras pour la consoler.
La première fois que j’ai glissé sur un rocher, le rocher a pleuré. Pas moi.
Une vie, deux artistes
L’héroïne est une fillette malicieuse : avec ses couettes, sa salopette bleue et son pull jaune, elle est la narratrice de cette épopée à hauteur d’existence. Aucun nom ne lui est donné, ce qui permet à chacune et chacun de se retrouver à travers les expériences qu’elle traverse… et il y en a beaucoup ! Avec elle, nous avançons sur le sentier du temps, pour comprendre ce que « grandir » signifie : de nourrisson, elle devient bébé, puis fillette, puis jeune fille, femme – et… la suite, je vous la raconterai un peu plus tard. Celle qui l’incarne se nomme Camille Figuereo – et grâce à son sourire malicieux, à ses mimiques et sa voix joueuse, on s’identifie sans mal à la petite protagoniste.
Sur scène, Camille Figuereo est accompagnée d’un comparse indispensable : le musicien Julien Israelian. Au four et au moulin, il endosse tantôt le rôle de Papa, celui d’une camarade de classe ou d’un amoureux… mais c’est surtout lui qui construit, en direct, la trame musicale de la pièce. Entre guitare et percussions (notamment sur la roue d’un vieux vélo !), il travaille des boucles qui se superposent progressivement. Si, au début de notre périple, la musique rappelle les mélodies de certains jeux vidéo à l’ancienne, façon Mario (dans lesquels le héros ou l’héroïne avance à travers un parcours et des obstacles qui lui confèrent toujours plus d’expérience), elle se transforme peu à peu. Elle devient mélancolique – comme dans cette première fois où, au bord de la mer, la fillette s’endort… et entend seulement la voix de son papa qui lui murmure à l’oreille.
Éloge poétique du peu
Une des particularités de La première fois…, c’est son économie de moyens. Non pas qu’il s’agisse d’une pièce pauvre – loin de là ! Mais Isabelle Matter, en metteuse en scène aussi ingénieuse qu’efficace, prend soin de ne pas surcharger son public avec des signes superflus.
Le texte, tout d’abord, reprend pratiquement mot pour mot celui du livre d’origine – à une exception près, que je vous laisserai découvrir ! Grâce à la narration à la première personne, l’histoire conserve une unité de ton, mais également de construction syntaxique : chaque séquence s’ouvre par un mantra identique, « La première fois que… ». Et, pour donner à voir l’immédiat d’une vie vécue dans la durée, on privilégie le présent. S’y ajoutent, çà et là, comme des graines poétiques semées sur le chemin de l’existence, des phrases nominales qui fournissent à la pièce d’indispensables respirations – celles au cours desquelles on se surprend à sourire, en (re)pensant à nos propres expériences.
C’est justement dans ces respirations poétiques que la mise en scène d’Isabelle Matter s’engouffre, pour transformer le récit du livre en pièce adaptée à la marionnette (principalement d’objets) et au caractère live de la scène. Grâce aux projections et à un astucieux jeu d’ombres, elle fait par exemple apparaître une rivière qui coule, un héron qui s’envole – pour donner vie à une des premières fois les plus formatrices pour l’héroïne :
La première fois que j’ai vu un héron déployer ses ailes et suivre le lit de la rivière, j’ai décidé que ce serait mon signe. Héron ascendant rivière.
Plus loin, c’est le théâtre d’objets qui permet de construire progressivement une scène de bord de mer : le décor sort de boîtes à chapeaux de taille différentes, empilées les unes sur les autres – ici, une petite voiture rouge, là, un peu de sable déversé depuis un pot à confiture… voilà notre héroïne qui découvre la mer.
Côté personnages, le processus est tout aussi simple : Camille Figuereo et Julien Israelian enfilent des masques – de simples photographies de visages qu’iels superposent au leur, imprimées grandeur nature et aimantées (ce qui permet, de temps en temps, de les accrocher le décor). On voit ainsi la fillette grandir, passant de bébé à jeune fille… mais on découvre aussi les yeux de la maman, ou le visage du papa qui grimace quand il se fait arroser de petits pots ! On rencontre les copains, les ami·e·s, l’amoureux… Il serait difficile de lister tous les procédés utilisés par La première fois… afin de plonger son public dans un univers qui lui est propre – je me contenterai de dire que les choix qui ont été opéré conviennent parfaitement à l’esprit de l’histoire : comme l’héroïne, on entre dans chaque scène comme dans une première fois, car tout est nouveau, tout est à voir, tout est à découvrir !
Et, puisque je vous avais promis d’en parler, je dirais simplement que cette liste de découverte s’achève comme elle a commencé – enfin, presque : « La première fois que tu es née, c’est la deuxième fois que je suis née. »
Ainsi commence une nouvelle aventure.
Magali Bossi
Infos pratiques :
La première fois…, de Vincent Cuvellier (adaptation : Isabelle Matter), du 10 au 28 janvier 2024 à au Théâtre de Marionnettes de Genève.
Mise en scène : Isabelle Matter
Avec Camille Figuereo et Julien Israelian
https://www.marionnettes.ch/spectacle/la-premiere-fois
Photo : © Carole Parodi
[1] L’ensemble des citations est tiré de l’ouvrage qui donne son titre au spectacle : La première fois que je suis née, de Vincent Cuvellier et Charles Dutertre.
[2] Je vous conseille par exemple les listes dressées dans les Notes de chevet (Makura no sôshi) de Sei Shonagon, autrice japonaise qui a vécu entre le XXe et le XXIe siècle à la cour impériale.