Les réverbères : arts vivants

Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen : Une mise en scène qui prend l’eau !!

Mais qu’on se rassure, Éric Devanthéry et la Compagnie Utopia sont fort bien équipés pour rendre hommage à la pièce.  Un ennemi du peuple, sans doute le théâtre le plus radical d’Ibsen, se joue à la Comédie de Genève du 2 au 11 novembre.

En cette soirée automnale, d’un gris mouillé, il pleuvine et un froid humide s’insinue déjà doucement sous nos vêtements, vite rentrons, Ibsen et son Ennemi du peuple nous attendent. Surprise ! la météo ne semble pas meilleure à l’intérieur. Loin d’un décor bourgeois cossu, c’est une scène dévastée qui s’offre au spectateur. Celle-ci est inondée, des coulées de mousse jaunâtre impromptues se déversent par salves du plafond, des chaises sont entassées, des meubles épars et des cartons imbibés flottent dans une eau brunâtre. La lumière crue ne rachète pas cette atmosphère de fin du monde. Légers frissons, on garde son manteau !

Le metteur en scène, Éric Devanthéry, a choisi d’entrer d’emblée dans le vif du sujet. Aux questions radicales que pose la pièce de Ibsen, répond une mise en scène tout aussi radicale . La pataugeoire insalubre dans laquelle évoluent les comédien.ne.s, n’est autre que le gourbi dans lequel se sont mis les notables d’une petite ville thermale, espérant éviter le pire en entretenant un mensonge. Ce que l’on voit, ce sont les eaux boueuses et contaminées que déversent sans trêve les bains thermaux, suite à un vice de construction. Bottes en caoutchouc, ciré, parapluie, tous les personnages sont en scène dès le début de la pièce et y resteront jusqu’à la fin, face ou dos au public. Personne ne sort, ni à cours ni à jardin. Tou.te.s sont piégé.e.s dans cet univers suintant et malsain du début à la fin.

L’Homme est avant tout un lâche souvent préoccupé à trouver une excuse à sa lâcheté (M. Bernanos)

Le Docteur Stockman conscient du danger et lanceur d’alerte avant la lettre, avertit les autorités, la presse et quelques notables, mais  fermer les thermes, noyau économique de la Ville,  revient à la condamner à la faillite. La Maire, sœur du Docteur Stockman, n’a pas d’état d’âme et est en désaccord avec son frère. Les deux personnages sont en opposition totale et engagent une véritable dialectique opposant mensonge et vérité. Les autres, eux, sont ballottés entre bonne conscience, bien-pensance et peur.  Parties prenantes de l’alerte d’abord, ils se rétractent petit à petit par peur, par lâcheté, craignant les conséquences de cette terrible vérité, justifiant  leur volteface par des arguments spécieux. Pour eux, fermer les yeux et minimiser le problème semble être la seule échappatoire. Seul le Docteur Stockman reste droit dans ses bottes (c’est le cas de le dire!) et défend corps et âme sa position, faisant fi des menaces et du danger qu’il encourt. À l’issue d’un monologue magistral, véritable plaidoyer politique, Stockman se retrouve seul contre tous. Il devient l’ennemi du peuple, l’homme à abattre. Ce qui de façon métaphorique sera fait, la Maire, sa sœur, le privant du droit de pratiquer la médecine dans sa ville natale.

Un univers délétère

Du côté de la mise en scène Éric Devanthéry réussit un tour de force en ajoutant au drame et au texte d’Ibsen la malaisance d’un biotope marécageux où même le public finit par ressentir un désagrément physique. Une métaphore dramaturgique du bourbier inextricable dans lequel se trouvent les protagonistes. Les comédien.ne.s de la Compagnie Utopia sont elles et eux admirables de résilience en évoluant dans ce fatras de cartons mouillés, l’eau aux chevilles. On relèvera tout particulièrement la performance de Stockman (Xavier Fernandez Cavada) très convaincant en jeune docteur intègre, presque illuminé, au début de la pièce, puis orateur passionné doté d’un souffle inébranlable dans une dernière diatribe vitriolesque.

Un léger bémol sur la musique de scène dont on ne comprend pas bien l’utilité et la pertinence. Une sorte de slam revendicateur dont on ne comprend qu’à peine les paroles sans doute de circonstance, mais qui n’amène rien à cette pièce dont le texte se suffit à lui-même.

Un texte d’une actualité saisissante

Un ennemi du peuple (1882) résonne fort à nos oreilles, tant l’universalité du propos n’a pas pris une ride. Le cynisme de la Maire nous renvoie à notre actualité brulante, à l’aveuglement du pouvoir toujours prêt à un compromis mais aussi à nous-mêmes, à nos contradictions et à nos petits arrangements avec la réalité.  Bien que le bateau prenne l’eau de toute part et que le réchauffement climatique nous assène chaque jour la preuve d’un désastre imminent, ne sommes-nous pas tou.te.s, un peu, de la trempe de ces personnages ? Et en même temps ne rêvons-nous pas tou.te.s de cette probité dont font preuve le Docteur Stockman et sa femme.

Défendre la vérité est parfois un luxe que tout un chacun ne semble pas en mesure de se permettre.

Katia Baltera

Infos pratiques :

Un ennemi du peuple de Henrik Ibsen à la Comédie de Genève du 2 au 11 novembre

Mise en scène : Eric Devanthéry

Avec la Compagnie Utopia : Pierre Banderet, Sven Devanthéry ou Adam Rivolta, Xavier Fernandez Cavada, Rachel Gordy, Léonie Keller, David Marchette, Pierre Spuhler.

https://www.comedie.ch/fr/programme/spectacles/un-ennemi-du-peuple

Photos : © Magali Dougados

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