Celles qui diront non
Soir de première à l’Usine à Gaz. Dans La Belle et la Bête, version Ludovic Chazaud, une petite fille mène l’enquête pour comprendre comment sa grand-mère a traversé sa vie amoureuse. Aux croisées de la vidéo et du théâtre, du documentaire et du conte, du mutisme et de l’émancipation féminine, mêlant l’intime à l’universel, le spectacle raconte de manière originale ces trajectoires de femmes hier soumises et demain émancipées.
Il était une fois une petite fille qui va retrouver sa grand-mère Anabella dans le Sud de la France. Celle-ci a perdu son mari Antonio quelques années avant. Elle habite à Sète, face à la mer, et peut se retourner sur sa vie en sirotant de l’alcool de mirabelle.
La petite fille aimerait connaître comment c’était le premier baiser d’amour de sa nonna. Anabella lui parle alors d’Antonio, lorsqu’ils se sont connus là-bas, en Italie, au milieu du siècle passé. Elle déroule le fil de sa jeunesse : l’immigration en France avec son père, ses deux sœurs, son futur mari… et, par bribes, son grand secret.
- Avant ton mariage, tu as vraiment disparu cinq semaines ?
- Oui… une escapade de liberté.
- Et tu as rencontré quelqu’un ?
- … (petit sourire nostalgique)
- Et il était comment ?
- Il fallait la découvrir derrière les apparences…
- La ?
- … (regard dans le vague)
- Et tu l’as aimée ?
- Je crois, oui. Comme une bête.
- Pardon ?
- … (yeux qui pétillent)
- Et pourquoi, tu es revenue vers Antonio ?
- La pression patriarcale, les normes de l’époque…
- Mais alors, Antonio et toi…
- On s’est mariés, oui.
- Tu ne le voulais pas ?
- En tout cas, il m’a bien fait comprendre que j’étais sa femme.
- C’est-à-dire ?
- Il y avait ce grand lac froid et noir de la chambre à coucher…
- … (elle comprend)
- … (elle ne dit rien)
- . ?
- Et je ne l’ai plus jamais embrassé.
Sur le plateau, la petite fille est jouée avec sensibilité et espièglerie par Charlotte Dumartheray. Elle converse avec sa grand-mère qu’on découvre sur vidéo à travers un habile jeu de dialogues construit entre expression directe et propos filmés. Les images d’Anabella dans sa vie quotidienne de retraitée renforcent le côté documentaire de l’ensemble. Il faut dire que les gros plans sur le parchemin du visage de Geneviève Isabelle Begaz en disent souvent plus long que le texte.
Au récit réaliste de cette femme universelle, de sa vie de labeurs, de rêves, de souvenirs et de sacrifice, s’entremêle alors étrangement le conte séculaire de La Belle et la Bête. Évidemment, la question sous-jacente est de savoir, au-delà des faux-semblants et des conventions sociales, qui est la Bête. Celle-ci, capillairement campée par Anne Delahaye et mise en voix par la gutturale Aline Papin, se relèvera au final bien plus humaine que l’insidieux époux Antonio, interprété avec une légèreté glaçante par Bastien Semenzato.
Le spectacle parle avec profondeur et humour de cette transmission orale d’histoires et de légendes. Celles de nos familles et celles qui sont dans les livres. De ce que nos grands-parents nous disent et ne nous avouent pas. Des petits et grands secrets de famille. Les silences d’Anabella sont si parlants… Et le théâtre redevient alors, presque par magie, cet espace qui sait si bien mettre en lien passé et présent pour imaginer le futur.
Les deux histoires se répondent ainsi en montrant comment les fables racontent nos vies, à l’instar du rêve qui déforme la réalité pour mieux la penser. Ou comment le fantastique souligne les drames du réel en permettant un intelligent pas de côté. La vraie Anabella a réellement vécu avec une Bête semblable à celle du conte. Ici, on parle d’amour et de couple, de ce temps passé et actuel de la masculinité intransigeante, du comportement dominant de l’homme face à la femme, du geôlier face à sa victime. Et des (mauvaises) raisons qu’a celle-ci d’accepter sa condition au nom d’un schéma social qui a fait ses preuves… et les dégâts afférents.
On sent dans le travail de Ludovic Chazaud une volonté de participer à l’évolution du rapport social de genre, de sexe. Et de lutter contre les discriminations. En racontant. Encore et encore. Pour dire à nos enfants que les individus ne sont plus déterminés par les places qu’ils occupent. Que des lendemains plus égalitaires sont possibles. Anabella n’a pas été Antigone, celle qui a dit « non », mais elle peut laisser son témoignage en héritage à sa descendance. Puisse-t-il être entendu loin à la ronde et participer à mettre à bas quelque donjon réactionnaire de nos châteaux-forts testostéronés. Il était une fois… et surtout, il sera une fois.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La Belle et la bête, de Ludovic Chazaud et la Cie Jeanne Föhn, du 2 au 3 novembre à l’Usine à Gaz de Nyon puis du 7 au 12 novembre à la Grange (UNIL – Lausanne) et du 17 au 25 novembre à la Comédie de Genève.
Mise en scène : Ludovic Chazaud
Avec Anne Delahaye, Charlotte Dumartheray, Aline Papin, Geneviève Isabelle Begaz (en vidéo) et Bastien Semenzato
Photos : © Nordsix Design Graphique / Magali Dougados