Les réverbères : arts vivants

Un miroir déformant, vous avez dit ?

Adapter une œuvre de bande dessinée, à mi-chemin entre science-fiction et conte médiéval ? C’est le défi que ce sont lancés Thomas Diébold et Antoire Courvoisier au Théâtre Alchimic, du 30 octobre au 11 novembre, en reprenant La nef des fous, œuvre phare de Turf, sur les planches. Un pari osé, mais convaincant !

Dans ce royaume, Ambroise, le Grand Coordinateur, a pris la place du souverain Clément XVII suite à un coup d’état, bien aidé par un système de vidéosurveillance et un trafic de coloquintes géantes. Emprisonné, le Roi serait officiellement mort dans un « accident de feu ». Ambroise, précisons-le, est le seul à connaître le « grand secret » entourant la nef. Après cette prise de pouvoir, le « Prince Putatif » prétend être l’héritier légitime du trône. Ne l’entendant pas de cette oreille, Ambroise tentera, en vain, de s’en débarrasser, et ce même après l’avoir fait tomber plusieurs fois dans le vide. Ce jeu de pouvoirs ne serait pas complet sans l’enquête illégale d’un sergent de police et de son fidèle lieutenant Baltimore, bien décidés à découvrir la vérité, pas aidés il est vrai par le séisme qui endommage le pays et entraîne un dérèglement climatique totalement improbable !

La nef des fous n’aurait pu avoir de meilleur titre. Tout le monde semble avoir perdu la raison au royaume d’Eauxfolles, y compris le pays lui-même ! Rien ne va plus, tout se dérègle : le pouvoir des rayures a laissé la place à la dictature des pois, contraignant la police à porter des chapeaux moches à pastilles rouges. Dans cet univers complètement décalé, après l’apocalypse, c’est le loufoque qui l’emporte. Les costumes semblent tout droit sortis d’une BD, et pour cause… Les dialogues ne sont pas sans rappeler ceux de Hero Corp[1], qui renverse les codes des Comics pour un résultat délirant. Le policier, avec son sens aigu du devoir et adepte de grandes phrases qui n’ont pas toujours beaucoup de signification, n’est ainsi pas sans rappeler ces super-héros ratés. La gestuelle, dans les scènes de course, de bagarre, ou de tremblement de terre, ainsi que les bruitages – le plus souvent faits à la voix – évoquent enfin les dessins animés de notre enfance. Tous ces aspects loufoques, sans jamais tomber dans le ridicule ou le grotesque, rendent un bel hommage à l’univers de la BD.

Cet univers, on le retrouve également dans la scénographie. Les seuls éléments présents sur scène sont des cadres. Qu’ils soient fixes, à roulettes, ou tenus par les comédiens, ils rappellent les cases de la bande dessinée dont proviennent les personnages. Ce décor est particulièrement bien choisi, parce qu’il permet non seulement de moduler la scène à l’infini, mais apporte également un aspect symbolique, qui dénote le propos bien plus profond de La nef des fous, au-delà de son côté comique. Les personnages sont très typés, souvent exagérés, comme s’ils étaient enfermés dans des cases, dans des catégories dont ils ne peuvent sortir. Ces cadres peuvent aussi représenter celui imposé par l’état, et notamment par Ambroise qui, derrière les apparences très arrondies de ses pois, se veut en réalité être un dictateur, bête et méchant, à la pensée très carrée.

Derrière le loufoque se cache ainsi une grande finesse : La nef des fous se révèle être une critique du pouvoir, dont elle montre les dangers. On peut citer les petites piques aux dernières élections françaises, avec l’apparition d’un pouvoir qui se voulait nouveau, cherchant à abolir les grands partis pour créer un nouvel élan, mais qui retombe dans les mêmes travers que ses prédécesseurs. Le rajeunissement des ministres est poussé à l’extrême, puisqu’ils sont élus à 2 ans, pour un mandat de trois ans. Dans cette satire du pouvoir, on y perçoit les dangers de celui-ci, qui peut monter à la tête et attirer les jalousies. L’éternel retour du « Prince Putatif » – même post-mortem – illustre bien l’idée qu’une opposition existera toujours, même si on tente de s’en débarrasser. Enfin, si l’on se trouve dans un  univers post-apocalyptique, la réalité n’est pas bien loin : les machines commencent à prendre le pouvoir, à travers l’intelligence artificielle poussée ici à son paroxysme, le dérèglement climatique prend une place centrale, puisqu’on peut passer du froid le plus polaire à la fonte totale des neiges en une fraction de seconde.

À travers le miroir déformant qu’est La nef des fous, c’est pourtant un reflet pas si loin de notre réalité qui est proposé. Si la pièce est drôle, qu’elle semble légère – et bien qu’on s’y perde un peu par moments – elle délivre toutefois un joli avertissement aux dérives du pouvoir, au développement peut-être trop rapide de l’intelligence artificielle, qui, bientôt peut-être – et ceci ressemble de moins en moins à une utopie – nous gouvernera tous. La nef des fous, c’est donc un spectacle complet, à la fois décalé, plein d’humour, mais qui n’oublie pas de nous faire réfléchir.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La nef des fous, d’après la BD de Turf, du 30 octobre au 11 novembre au Théâtre Alchimic.

Adaptation : Antoine Courvoisier et Thomas Diébold.

Mise en scène : collective

Avec Delphine Barut, Antoine Courvoisier, Angelo Dell’Aquila, Thomas Diébold, Verena Lopes

https://alchimic.ch/la-nef-des-fous/

Photos : ©Adriano Parata

[1] L’excellente web-série créée par Simon Astier, que je vous invite à découvrir si vous ne la connaissez pas : https://www.youtube.com/watch?v=rmhRo2aaSKQ

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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