Les réverbères : arts vivants

Une adaptation grandiose pour un spectacle fracassant

Jusqu’au 15 mai, le Théâtre de Carouge accueille la fabuleuse épopée du baron de Sigognac tirée du roman de Théophile Gautier. Avec Fracasse, la magnifique troupe menée par le metteur en scène Jean-Christophe Hembert rend toute sa théâtralité au roman de l’auteur français.

Tout commence dans le château en ruines des Sigognac : le baron (Thomas Cousseau), ruiné et croulant sous le poids de l’héritage de ses ancêtres, n’a plus goût à la vie, ni à rien d’autre d’ailleurs. Jusqu’au jour où débarque la troupe de théâtre d’Hérode (François Caron), et ses personnages hauts en couleur. Bien malgré lui, le baron les suivra dans leur voyage jusqu’à Paris. Cette histoire, c’est celle de la renaissance d’un homme : le baron de Sigognac deviendra le capitaine Fracasse, bien décidé à retrouver son honneur perdu, par un biais de prime abord inattendu. Le théâtre comme rédemption, dans un XVIIe siècle où ce milieu est celui des « crève-la-faim », voilà qui est audacieux ! Mais pour un homme amoureux de la belle Isabelle (Aurélia Dury), il n’y aura pas plus belle mission que d’évincer son fantasque rival, le duc de Vallombreuse (Benjamin Gauthier)…

Un nombre incalculable de références

Dire que Fracasse est un spectacle riche serait un doux euphémisme. Les allusions et autres hommages se succèdent avec une finesse et une fluidité rarement égalées. Citons d’abord cette belle révérence faite au théâtre lui-même. Il y a, bien sûr, cette troupe qui agit comme une mise en abîme. Toutes les plus grandes figures s’y retrouvent ainsi : du Matamore sorti des enfers (Benjamin  Gauthier) à la femme fatale convoitée de tous (Aurélia Dury), en passant par le puissant paternel de cette dernière (François Caron) et son fidèle assistant (Luc Tremblais). Sans oublier l’amoureux transi et irrésistible (Loïc Varraut) et la soubrette capable de faire craquer même le cœur le plus dur (Yasmina Remil). On évoquera ici les conseils prodigués par Hérode et Blazius (Luc Tremblais) au nouveau capitaine Fracasse : un jeu sincère et vrai, qui permet ensuite de varier avec toutes les fioritures imaginables. Car, sous-jacent à l’histoire de Fracasse se développe aussi une forme de cours ex-cathedra et d’anthologie du théâtre. Ainsi, on retrouve les mots et la manière de jouer du XVIIe siècle, agrémenté de quelques touches anachroniques. Sans oublier le décor, modulable à souhait et monté sur des chariots, comme celui de la troupe mise en scène sur les planches. Il y a aussi, dans ce Fracasse, la verve tragique des plus grandes pièces shakespeariennes, avec la renaissance du héros déchu. Ou encore la moquerie, avec toute la finesse qui s’impose, de certains personnages très typés, à la manière de Molière. On évoquera enfin les intrigues amoureuses du Marquis et de la Marquise de Bruyères (Jean-Alexandre Blanchet et Caroline Cons), qui ne sont pas sans rappeler un certain Marivaux.

Le cinéma et les autres cultures sont également à l’honneur, de façon plus ou moins subtile. Il en va ainsi du casque à cornes de Matamore, qui n’est pas sans nous rappeler les plus beaux nanars japonais, ou un Goldorak quelque peu abîmé par un passage aux enfers. Le masque porté par le capitaine Fracasse et les acolytes du bandit malgré lui Lampourde (Eddy Letexier) ne sont pas sans rappeler le théâtre No. Un peu d’exotisme bienvenu. Et que dire de la bande-son qui résonne constamment ? Entre influences hard-rock et ambiance digne des Hans Zimmer et autres John Williams, on plonge en immersion totale avec la joyeuse troupe d’Hérode. Tant et si bien que, même lorsque la tempête de neige les frappe en pleine nuit, voilà que les flocons s’égarent jusque sur nos visages…

La finesse de ce Fracasse légèrement revisité atteint son paroxysme dans les allusions à des thématiques plus actuelles. Le duc de Vallombreuse devient ainsi la figure du harceleur qui exerce sa domination par la force lorsqu’une femme ose lui résister. #metoo, vous avez dit ? Et quand Isabelle supplie Fracasse de ne pas la défendre, car c’est son lot quotidien que d’être importunée par des esprits dénués de respect, on sent poindre la pensée féministe et les dénonciations du harcèlement de rue. Pour autant, les mots ne sont jamais prononcés et on ne tombe jamais dans le pathos. Exit la figure de la damoiselle en détresse.

Toutes ces références – et les nombreuses autres qui nous ont sans doute échappé – font de ce Fracasse un spectacle à l’incommensurable richesse. Le passage du roman au théâtre fonctionne à la perfection, avec ce qu’il faut de modernité pour créer le lien avec le public. La dimension nouvelle apportée par la mise en scène de Jean-Christophe est ainsi plus visuelle, et les mots de Théophile Gauthier résonnent avec toute la puissance qui les caractérise, bien aidés il est vrai par une troupe de comédiens et comédiennes plus qu’à la hauteur.

Une équipe impressionnante de justesse

Fracasse, c’est avant tout l’histoire d’une joyeuse troupe à l’énergie communicative. Si bien que celle d’Hérode déteint sur celle de Jean-Christophe Hembert. Chaque mot est à sa juste place, prononcé avec l’énergie juste. Thomas Cousseau passe ainsi par tous les registres : du mutisme au bégaiement, il évoluera vers un personnage à la confiance retrouvée. Et même si les débuts du capitaine Fracasse sur les planches ne sont pas probants, il finira par faire éclater son talent aux yeux du monde. On pourrait toutes et tous les citer, tant iels sont formidables. On se contentera d’évoquer le jeu lalannesque de Benjamin Gauthier, pour un Vallombreuse plein d’ambiguïtés qu’on adorera détester ; la puissance comique de Jacques Chambon en Chirriguiri, le tenancier d’auberges aux tendances mythomanes ; celle de Lampourde, dont les passages tragiques totalement avortés apportent une fraîcheur bienvenue. On n’oubliera la complicité du quadrilatère amoureux entre le marquis, la marquise, l’amoureux et Zerbine la suivante, que Jean-Alexandre Blanchet, Caroline Cons, Loïc Varraut et Yasmina Remil rendent avec la pointe de grotesque qu’il fallait. Que dire encore de l’opposition entre la tragédie, représentée par Hérode et François Caron, et la comédie, toute portée par le Blazius de Luc Tremblais. On ne voulait pas, mais les voilà toutes et tous cités, sauf peut-être les deux technicien.ne.s qui accompagnent la troupe tout au long du spectacle et se chargent de déplacer les énormes modules qui servent de décor et représentent tous les lieux traversés par Fracasse et ses acolytes. Fracasse, c’est un spectacle qui inclut toutes celles et ceux qui gravitent autour, mais aussi le public. Une forme moderne de theatrum mundi ?

Fracasse, à voir et à revoir, pour essayer de comprendre toutes les références, les allusions et de voir si les apparentes erreurs sont voulues ou non. Jean-Christophe Hembert et sa troupe rendent ainsi toute sa théâtralité au texte de Théophile Gautier, et l’ovation est plus que méritée. On laissera d’ailleurs la parole au romancier pour la conclusion de cette critique :

« Un chariot comique contient tout un monde. En effet, le théâtre n’est-il pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rêvasseries hermétiques ? Ne renferme-t-il pas dans son cercle l’ensemble des choses et les diverses fortunes représentées au vif par fictions congruantes ? »

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Fracasse, d’après Le capitaine Fracasse de Théophile Gautier, du 27 avril au 15 mai 2022 au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Jean-Christophe Hembert

Avec Jean-Alexandre Blanchet (Marquis de Bruyères), François Caron (Hérode), Jacques Chambon (Pierre/Chirriguirri), Caroline Cons (Marquise de Bruyères), Thomas Cousseau (Baron de Sigognac), Aurélia Dury (Isabelle), Benjamin Gauthier (Matamore/Duc de Vallombreuse), Eddy Letexier (Lampourde), Luc Tremblais (Blazius), Yasmina Remil (Zerbine), Loïc Varraut (Léandre)

Fracasse

Photos : © Simon Gosselin

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *