Les réverbères : arts vivants

Une cantatrice chauve en folie

Le théâtre de l’absurde. C’est dans cette catégorie que l’on peut classer la célèbre Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. La Compagnie du Saule rieur lui redonne vie, accompagnée de marionnettes, jusqu’au 16 décembre prochain, pour un résultat surprenant.

« Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses Pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. »[1] L’incipit de La cantatrice chauve est bien connu. Dans leur intérieur anglais, les Smith attendent les Martin, qu’ils ont invité pour le dîner. Alors que l’ennui se fait de plus en plus présent, même après leur arrivée, l’irruption du capitaine des pompiers, suivie par Marie, la bonne, y changera tout. Effusions d’amour, folie et violence : tout est mis en œuvre dans cette comédie de l’absurde pour atteindre un point de non-retour. Jusqu’à la répétition finale de la première scène, où les Martin ont remplacé les Smith…  L’enlisement dans l’ennui

Le cahier de salle est clair : « Ne cherchons pas à comprendre [la pièce] »[2]. Il n’est en effet pas nécessaire d’interpréter les dialogues, de tenter de savoir où ils veulent en venir. L’intérêt n’est pas là. La cantatrice chauve agit plutôt comme un miroir – à peine déformant – du monde. Écrite dans le contexte de l’après-guerre, elle résonne encore de manière très actuelle, avec ses dialogues, qui semblent d’une platitude incommensurable ou parfois dépourvus de sens, l’absence ou presque d’amour au sein des couples, qui ne se reconnaissent même plus, la routine qui s’installe… Alors qu’on a réappris à vivre après la Seconde Guerre mondiale, Ionesco dresse un constat terrible sur la société petite bourgeoise : elle s’enlise dans son quotidien. Force est de constater qu’aujourd’hui, ce propos n’a pas pris une ride. Alors, chacun à sa manière, cherche à pimenter sa vie. Mais comment ? L’arrivée du pompier, venu éteindre un incendie qui n’existe pas, rallumera paradoxalement la flamme de cette vie devenue morne…

Marionnettes ou comédiens : qui est le plus vivant ?

L’intérêt de cette adaptation réside surtout dans l’utilisation de marionnettes à taille humaine. Si Mr. Smith, Mrs Martin et Marie sont incarnés par de véritables comédiens, les autres personnages prennent la forme de pantins articulés. Au-delà du texte, Cyril Kaiser parvient ainsi, dans sa mise en scène, à insérer de l’absurde jusque dans la gestuelle des personnages, les mouvements décrits par les marionnettes étant impossible à réaliser par des êtres humains. Pour preuve cette scène où le pompier interprète All on my mind d’Anderson East en se trémoussant, faisant preuve d’une impossible souplesse, dans une scène hilarante.

Cet absurde est également accentué par le maquillage : Mr. Smith et Mrs Martin s’apparentent à des clowns blancs, presque moins expressifs que leurs pantins de conjoints, si bien qu’on ne sait plus trop lesquels sont vraiment vivants. Le pompier, lui aussi marionnette, semble être un personnage surréaliste, plus grand que les autres et ancré dans une réalité toute différente. Enfin, Marie est une sorte d’artiste de cirque, qui n’est pas sans rappeler la Harley Quinn de Suicide Squad. À travers ces personnages, c’est un mélange de théâtre de boulevard, de parodie de comédie musicale, avec quelques éléments du cirque que propose la troupe sur la scène de l’Alchimic.

Un résultat plein de folie

Cette espèce de chimère théâtrale, qui mélange plusieurs arts pour ramener La cantatrice chauve dans notre modernité et lui redonner la résonance qu’elle mérite, accentue la folie bien présente dans la pièce. Cette folie est amenée non seulement par l’absurde, mais aussi par le rejet de tout ce qui pourrait pimenter la vie terne des personnages : le pompier et son idylle enflammée avec Marie, qui seront mis à la porte. Alors qu’on pourrait croire à un retour au calme après cet événement, il n’en est rien. La suite s’apparente à un tourbillon de violence et de folie, mêlée de tension érotique entre tous les personnages – qu’ils soient humains ou marionnettes – où tout tourne et se retourne, physiquement comme dans le texte. Avant que l’histoire ne se clôture sur une répétition quasi à l’identique de la scène initiale…

Le résultat étonne et détonne. Avec l’emploi des marionnettes, Cyril Kaiser et sa troupe du Saule rieur parviennent à donner une dimension nouvelle, pleine de fraîcheur et de modernité au texte si brillant de Ionesco. L’ovation du public à la fin de la représentation ne fait que le confirmer.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

La Cantatrice chauve, d’Eugène Ionesco, adaptation pour 4 comédiens et 3 marionnettes, du 27 novembre au 16 décembre 2018 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : Cyril Kaiser

Avec Nicole Bachmann, Vincent Babel, Blaise Granget et Vanessa Battistini

https://alchimic.ch/la-cantatrice-chauve-2/

Photos : © Oscar Bernal

[1] Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, Acte I, Scène I.

[2] Cahier de salle, p. 3.

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

3 réflexions sur “Une cantatrice chauve en folie

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