Une existence de rythmes et de sons
Le douze dix-huit accueille un étonnant seul-en-scène, ou presque, puisque Gabriel Charbonnet y est accompagné de deux batteries, véritables partenaires de jeu. Il y raconte la vie d’Adrien, un jeune qui voue une passion infinie à cet instrument. Une vie sur mesure, tout simplement.
Adrien est un jeune garçon qu’on qualifiera de… différent. Un jour, pris entre le bruit du ballon du voisin qui rebondit sur le goudron avant de filer dans le panier de basket, et celui du couteau de sa mère qui hache des herbes, c’est la révélation : il veut devenir batteur. « Ce qui est pratique avec la batterie, c’est qu’on n’a pas besoin de l’instrument pour en jouer », n’a-t-il de cesse de répéter. Dès lors, sa vie est constituée de rythmes, avec des musiques constamment dans sa tête. Il récupère les disques hérités de sa grand-mère, frappe sur les bidons de lessive de sa mère, mais n’écoute plus en classe. On lui promet alors que si son comportement et ses notes s’améliorent, on lui offrira une batterie. Sa passion va enfin pouvoir se révéler au grand jour et les rythmes qui martèlent son esprit, sortir de sa tête.
Une déclaration d’amour à la musique
Adrien joue et aime tous les styles de musique : rock, bossa nova, jazz, blues, techno, hard metal… qu’importe, tant qu’il y a du rythme là-dedans. Ce qui se passe sous nos yeux s’apparente dès lors à une véritable déclaration d’amour à la musique. Alors que ce seul-en-scène est empreint d’une grande part d’humour, on perçoit aussi toute la sensibilité du jeune homme et la manière dont la musique rythme toute sa vie. Chaque son qui l’entoure est propice à analyser le tempo, chaque geste l’aide à coordonner ses pieds et ses mains : un indispensable du batteur. Ainsi, alors qu’il ne paraît pas toujours adapté socialement, Adrien se révèle par la musique. C’est comme ça qu’il construit sa première histoire d’amour : alors qu’il joue, sa nouvelle compagne danse. Ensemble, iels dialoguent, à travers le rythme. Il ne comprend alors pas vraiment pourquoi elle rapproche ses lèvres des siennes, mais qu’importe, la sensation est agréable. Car la plus grande passion d’Adrien est bien sa batterie, et la musique en général.
Une vie sur mesure donne ainsi lieu à des moments particulièrement touchants, comme lorsque la mère d’Adrien le laisse secrètement écouter les disques de sa grand-mère sur le gramophone que son père voulait jeter ; ou lorsqu’il raconte comment Louis Armstrong, avec What a wonderful world, avait simplement tout compris à l’essence de la musique. Ses yeux brillent lorsqu’il raconte la musique, explique comment les rythmes se créent, la manière dont on apprend à jouer une samba ou une bossa nova. Sous couvert du récit d’une vie, le spectacle s’avère ainsi empli d’une poésie infinie. Le climax réside sans doute dans cet accompagnement de Nothing else matters de Metallica, dans le noir, où seules brillent la chemise et les baguettes d’Adrien, éclairées par une lumière ultra violette. Elles semblent virevolter sur la batterie, alors que les magnifiques paroles de James Hetfield résonnent. On en est tellement ému qu’on a juste envie que cet instant suspendu dure encore à l’infini.
Un humour parfois bouleversant
Le personnage d’Adrien est, nous l’avons dit, différent. D’aucuns diraient qu’il entre dans le spectre autistique. Sans doute. Il fallait alors tout le talent de Gabriel Charbonnet pour l’interpréter, avec toute la douceur et la subtilité nécessaire. C’est qu’Adrien est un naïf, facilement ébahi par tout ce qu’il voit, et qui ne comprend pas la violence de certains de ses camarades. Cela donne lieu à des moments particulièrement drôles, comme lorsqu’il croit que les gendarmes, avec leur gyrophare, sont une forme de disco mobile, ou quand il félicite un professeur pour lui avoir enfin donné une baffe dans le tempo qui résonnait à ce moment-là dans sa tête… avant d’en prendre une deuxième, cette fois à contretemps !
Grâce au jeu de regard et à sa gestuelle, mais aussi par l’intermédiaire des lumières magnifiquement imaginées par Cilia Trocmée-Léger, on a l’impression de véritablement voir tous les personnages qui entourent Adrien : sa mère, son père (qu’il appelle toujours par son prénom, sans vraiment savoir pourquoi), le directeur de l’école, les membres de son groupe, ou encore sa petite amie ou le vendeur du magasin de musique. S’il les imite parfois pour les citer, c’est souvent simplement par son regard qu’il les fait apparaître sur scène, avec tout le pouvoir de suggestion que contient le théâtre. Et si l’on parle des personnages, il nous faut encore évoquer ses deux batteries, une classique et une électronique – qui demeure mystérieuse pendant une bonne partie de la représentation. Car elles ne sont pas de simples instruments. Elles font non seulement partie de la vie d’Adrien, mais sont également des personnages à part entière, ceux avec qui il interagit le plus. La première, d’un rouge flamboyant, est d’ailleurs installée sur un plateau tournant, permettant de nombreuses facéties et des démonstrations du talent de batteur de Gabriel Charbonnet. Le voilà qui joue tout en faisant tourner son instrument sur lui-même, dans le noir, debout, assis, avec des baguettes trop grandes pour lui. Le tout pour nous interpréter un impressionnant répertoire de morceaux aux styles particulièrement variés.
Au final, et malgré une fin qui nous laisse un peu sur notre faim – un tel choc était-il véritablement nécessaire ? On aurait sans doute préféré plus de douceur, en accord avec le reste de ce texte si bien écrit par Cédric Chapuis – on ressort avec les yeux embrumés des larmes qui sont montées. On se rappelle les rires, les drôles de personnages qui entourent ce garçon si attachant, ses doutes, ses déceptions et surtout, surtout, cette lumière qui brille lorsqu’il parle de batterie et de musique. Une belle démonstration de ce qu’est la passion.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Une vie sur mesure, de Cédric Chapuis, par la Compagnie Scènes Plurielles, du 9 au 13 octobre 2024 au douze dix-huit.
Mise en scène : Stéphane Batlle
Avec Gabriel Charbonnet
https://ledouzedixhuit.ch/spectacle/une-vie-sur-mesure/
Photos : ©photographisme.ch