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Utopie japonaise

« Haruo, en cet instant, se contentait de croire en son destin : si celui-ci, dont il avait eu l’intuition six mois auparavant, n’était pas une illusion, il se rendrait à Sado quoi qu’il arrivât d’ici là. » (p. 79)

Tôya Haruo est passionné par le Nipponia nippon, l’ibis japonais, en voie d’extinction et néanmoins symbole de son pays. Croyant que son destin est lié à eux, il décide d’aller libérer les deux derniers représentants de l’espèce, protégés dans le Centre de sauvegarde de l’île de Sado. Alors que son projet se concrétise, il prend un tour de plus en plus radical…

Nipponia Nippon est un roman empreint d’une ironie sombre. Haruo, son personnage principal, est torturé. Rien ne va dans sa vie. Les relations avec ses parents sont tumultueuses ; l’amour de sa vie, Sakura, l’a rejeté et est partie. Perdu, il finira par la suivre, l’espionner, la harceler et même pénétrer chez elle par effraction. À l’image des ibis japonais qu’il veut libérer, il a perdu ce qui le faisait vivre, l’essence de son existence. Rejeté par la société, il la hait. Haruo veut à tout prix commettre un acte qui fera parler de lui. Il hésite entre libérer, élever et tuer ces ibis, qui d’une certaine manière représentent une sorte de reflet de lui. Perdu dans sa vie, il pourrait poursuivre ses études, tenter de s’intégrer aux autres, ou en finir…

L’incompréhension et la solitude face à une société qui rejette Haruo et que lui-même n’accepte pas sont les maîtres-mots de ce roman. Pour lui, les ibis ne sont protégés dans le Centre de sauvegarde qu’en raison du symbole qu’ils incarnent : ils sont victimes du « scénario des hommes ». Haruo rêve d’un monde sans hostilité ni malveillance, sans méchanceté, où la bonté et le respect seraient rois. Les ibis s’envolant librement en sont la métaphore. Rien ne se passera comme prévu.

« Ces réflexions l’avaient donc conduit au choix entre les élever, les libérer et les tuer. Les trois options lui paraissent appropriées puisque l’enjeu était d’invalider la surveillance étatique. Pourvu que, en retenant l’une de ces trois méthodes, il vidât la cage d’élevage du Centre de sauvegarde des ibis de Sado, le scénario écrit par les hommes serait défait et le monde démoralisé. Ou, qui sait, peut-être que les partisans de la reproduction naturelle pousseraient des hourras ? Haruo se dépeignait ainsi le tableau qu’il escomptait, en dirigeant ses pensées comme il lui chantait. » (p. 58)

Au fil des pages, le projet d’Haruo semble de plus en plus radical. S’il libère les ibis de leur cage, ils seront retrouvés et emprisonnés à nouveau. Seule la mort s’offre alors comme solution. Mais à son arrivée sur l’île, il fait la connaissance de la jeune Fumio, qui vient de perdre son frère accidentellement. Lui a perdu Sakura, qui a fini par se suicider, par détresse amoureuse. Le destin a décidé de rapprocher ces deux êtres endeuillés, qui souffrent. Voilà qui risque de modifier le projet d’Haruo…

Si je devais donner une opinion sur Nipponia Nippon en quelques mots, je dirais que c’est au final un roman dur, qui dénonce sans équivoque les dérives de la société japonaise et ses paradoxes, mais pas uniquement. C’est une vision noire du monde, des hommes, de la mentalité patriotique soi-disant bien-pensante qui domine, qui fait plus attention aux symboles et aux intérêts de la nation plutôt qu’à ceux de l’individu.

Nipponia Nippon, c’est un roman sombre, pessimiste et plein d’ironie, qui met chacun face à une réalité globale qu’on ne veut pas toujours accepter.

Fabien Imhof

Référence : Abe Kazushige, Nipponia Nippon, traduit du japonais par Jacques Lévy, Arles, Éditions Philippe Piquier, 2016.

Photo : © Fabien Imhof

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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