Les réverbères : arts vivants

Vestiges de Didon

Certains opéras traversent les siècles sans perdre leur impact. Didon et Énée de Purcell en fait partie. Frank Chartier, cofondateur du collectif Peeping Tom, s’en empare avec audace, transformant cette tragédie en une plongée dans l’inconscient.

Situé à Carthage, juste après la Guerre de Troie, ce court opéra de chambre (initialement 50 minutes et ici deux fois plus) et créé initialement dans un orphelinat de jeunes filles, narre la passion entre la reine de Carthage et un prince troyen, déchirés entre amour, manipulation et devoir. Didon, d’abord réticente, cède à Énée. Ce dernier, trompé par une sorcière, délaisse son aimée. Qui trépasse de désespoir.

Inspiré scénographiquement par les tableaux hyperréalistes de Gregory Crewdson, l’œuvre superpose les temporalités et dédouble les personnages, brouillant les repères entre passé et présent, illusion et réalité. Plutôt qu’une relecture classique, Chartier propose une Didon vieillissante, enfermée dans un salon de musique où elle fait rejouer inlassablement son drame. Cette incarnation spectrale, campée par Eurudike De Beul, mélange fragilité et monstruosité shakespearienne.

Face à elle, la mezzo-soprano fribourgeoise Marie-Claude Chappuis offre une Didon déchirante, sa voix au timbre chaleureux culminant dans un When I am laid in earth d’une sobriété glaçante. Jarrett Ott, Énée à la présence solide mais parfois effacée, peine à imposer son baryton clair face à l’ampleur du dispositif scénique.

Halluciné

Le Collectif Peeping Tom, fidèle à son langage corporel halluciné, mêle pantomime grotesque, butô spectral et danse-théâtre à la Pina Bausch. Corps distordus, mouvements saccadés et ruptures de rythme expriment la violence des tourments intérieurs. Ce ballet organique, fascinant et oppressant, s’accorde avec une scénographie labyrinthique signée Justine Bougerol : un intérieur bourgeois figé en bas, une Chambre des Lords en surplomb où le chœur du Grand Théâtre observe, omniscient et implacable. Le sol se fissure, le sable engloutit les souvenirs, transformant la scène en une prison mentale.

Musicalement, Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée insufflent à Purcell une intensité dramatique exacerbée. Mais la partition additionnelle d’Atsushi Sakai, émaillée de nappes sonores oppressantes et de dissonances sérielles, perturbe ce souffle baroque. Si elle exprime les tensions internes de Didon, elle frôle parfois l’excès, amputant certaines lignes vocales essentielles.

Chartier déconstruit le mythe et le déplace vers une introspection fébrile. Le livret de Nahum Tate, souvent jugé plat, se voit enrichi de scènes hallucinatoires : Marie, probable Seconde Dame, se mue en créature hurlante, rappelant Actéon dévoré par ses propres chiens. Une scène sidérante où Didon, nue, agonise sur un lit envahi de sable, évoque Holbein et sa Déposition du Christ mêlée à l’hyperréalisme cru d’Andres Serrano.

Vertiges

Si la mise en scène déconstruit le mythe, la musique, elle, tente de le maintenir. Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée livrent un Purcell à la fois ciselé et fiévreux, où chaque note semble surgir du fond des âges. Mais ce souffle baroque est sans cesse interrompu par la partition additionnelle d’Atsushi Sakai. Cordes frottées à l’extrême, nappes sonores inquiétantes, tremblements électroniques : cette musique contemporaine distille un malaise permanent, comme si l’univers de Purcell était rongé de l’intérieur.

Francesca Aspromonte (Belinda) et Yuliia Zasimova (les sorcières) apportent, quant à elles, une belle énergie vocale, insufflant une dynamique nécessaire à un spectacle qui tend parfois à s’enliser. Jarrett Ott (Énée) retrouve à un moment les accents de Klaus Nomi pour O Solitude, my sweetest Choice, chanson phare du baroque composée par Purcell. Le chanteur allemand en a fait un titre hommage aux victimes du HIV pour The Cold Song extrait du semi-opéra baroque King Arthur du même Purcell.

Enfin, Eurudike De Beul demeure une incarnation hallucinée du double de Didon. Sa présence magnétique, entre fragilité et monstruosité fellinienne voire shakespearienne, donne à la production une profondeur spectrale inédite. Il faut voir la sidérante toilette de cette agonisante reposant nue entre la vie et la morgue sur son lit envahi par le sable. On a ici tout l’hyperréalisme crû d’un Holbein dépeignant Le Christ Mort (1522), un simple cadavre en son tombeau. Mais avec la patine picturale et sculpturale du sfumato (clair-obscur) d’un Poussin, d’un Rubens voire du photographe étasunien Andres Serrano pour sa série The Morgue.

Spectacle déroutant, Didon et Énée version Peeping Tom divise. Certain·e·s se laissent happer par ce cauchemar visuel et sensoriel, d’autres se perdent dans ce trop-plein de symboles et d’effets. Pourtant, au-delà des failles, cette immersion offre une lecture radicale, auto-ironique parfois, et plasticienne du destin tragique de Didon. Chartier fait exploser la narration classique pour en extraire une vérité brute : celle d’un être prisonnier de ses démons intérieurs. Un opéra de vertige et d’abandon, qui persiste longtemps après la dernière note.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Didon et Énée. Opéra de Henry Purcell, du 20 au 26 février 2025 au Grand Théâtre de Genève

Reprise de la production de 2020-2021 (en streaming)

Direction musicale : Emmanuelle Haïm et Atsushi Sakai

Mise en scène et chorégraphie : Franck Chartier (Peeping Tom)

Composition et conception musicale : Atsushi Sakai

Avec Marie-Claude Chappuis, Dido, reine de Carthage / Magicienne / L’Esprit – Jarrett Ott, Æneas, prince troyen / Un marin – Francesca Aspromonte, Belinda, dame d’honneur / Deuxième sorcière – Yuliia Zasimova, Première sorcière / Deuxième dame —- Artistes de la compagnie Peeping Tom – Chœur du Grand Théâtre de Genève – Le Concert d’Astrée

https://www.gtg.ch/saison-24-25/didon-enee/

Photos : © Magali Dougados

Bertrand Tappolet

On l’aura aperçu, entendu, peut-être lu, sans jamais vraiment le connaître. Journaliste et critique depuis bien des lunes, il s’enracine dans plus de 7000 articles, portraits et entretiens. Mais il préfère souvent la souplesse d’une jeune pousse, l’élan d’un bourgeon, et la liberté d’essaimer qu’offre la pépinière des curiosités. Photographie, arts vivants — danse, théâtre, performance, musique, opéra —, cinéma et séries : il chemine d’une clairière à l’autre, franchit les lisières, croise les espèces artistiques comme autant de feuillages à observer, comprendre et respirer. On lui a demandé de se présenter à la troisième personne. Ainsi s’exprime-t-il, à la manière d’un arbre qui se souvient du vent. Ou d’Alain Delon.

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