Visions indociles
Entre rituels occultes, mémoire coloniale et culture mécanique japonaise, trois expositions fortes de cette édition des Rencontres d’Arles de la photographie déplacent le regard et interrogent ce que l’histoire et la norme relèguent aux marges.
Sous l’intitulé générique « Images indociles » de cette édition, voici un choix d’expositions qui scrutent le réel jusqu’à ses zones d’ombre, convoquent des voix qu’on a voulu éteindre, explorent des territoires où visible et invisible se confondent. Elles parlent de magie, de terres blessées, de camions baroques qui racontent des histoires d’amour en chrome.
Veiller sur l’invisible
Présentée à la Fondation Manuel Rivera Ortiz, Sortilèges n’est pas qu’un accrochage collectif regroupant une dizaine de photographes : c’est une convocation. Le point de départ est clair : explorer ce que la modernité a relégué dans l’ombre – savoirs anciens, croyances populaires, figures de femmes trop puissantes pour l’ordre établi. Plus qu’un thème, Florent Basiletti, à la direction et à la programmation de ce lieu, y voit une tension : entre visible et invisible, peur et réparation, croyance et contestation.
Le parcours s’ouvre sur Os batismos da meia-noite de Joan Alvado, plongée dans le nord du Portugal où les frontières entre vivants et morts se brouillent. Rituels de guérison, possessions nocturnes, sacrifices animaliers : ses images sobres et cinématographiques, presque initiatiques, laissent au mystère toute sa place. « Chez Joan Alvado, j’ai retrouvé cette esthétique du sortilège qui nous accompagne depuis l’enfance, confie Basiletti, évoquant un lien fort avec les débuts de la photographie, quand le mystère habitait chaque image ».
À ses côtés, Ian Cheibub présente Alumbre na Macaia, un travail où le geste photographique devient rituel. Après avoir photographié le terreiro d’Umbanda où officiait sa grand-mère, il développe ses films dans des bains d’herbes sacrées. Le résultat : des tirages tachés, organiques, imprégnés de mémoire. « Ici, la photo ne documente pas, elle participe », note le commissaire.

Fantômes de l’histoire
Avec Malleus Maleficarum, la photographe romande Virginie Rebetez ressuscite la figure de Claude Bergier, brûlé pour sorcellerie à Fribourg en 1628. Elle convoque médiums et témoins d’aujourd’hui, collecte des fragments de mémoire, puis les transpose en images. Un cristal de sel, une surface brouillée : autant de condensations visuelles d’entretiens et de documents. « Les images ne décrivent pas, elles captent l’atmosphère, la charge émotionnelle », précise Basiletti.
Plus bas, dans la cave, Anne-Christine Woehrl confronte le visiteur aux Witches in Exile : portraits frontaux de femmes bannies au Ghana, accusées de sorcellerie, accompagnés de leurs voix. « Ce qui m’a frappé, c’est à quel point ce travail est actuel et nécessaire », insiste le commissaire. Réalisé depuis 2009, le projet est politique : les ventes du livre financent des ONG locales, et des lois sont en discussion pour protéger ces femmes.
L’exposition n’évite pas les possibles écarts : Encyclopaedia de Weronika Gesicka, centré sur les fake news, peine à dialoguer avec la thématique occultiste ; One Million Years sur les déchets nucléaires, bien que puissant, semble étranger au cœur du propos. Mais l’ensemble reste cohérent dans son refus de folkloriser les marges. « Nos sortilèges ne sont pas tous hérités du passé : nous en créons de nouveaux, parfois plus dangereux », se défend Basiletti.
Peuples de l’ombre
Dans l’église Sainte-Anne, On Country réunit photographes autochtones et non-autochtones d’Australie autour de la relation au territoire australien, des blessures coloniales et de leur réappropriation. Ici, pas d’illustration sage : la photographie sert de revendication.
Brenda L. Croft ne photographie pas pour simplement montrer. Elle fouille, elle exhume. Photographe, artiste et commissaire australienne, issue des peuples Gurindji, Malngin et Mudburra, elle porte en elle un double héritage : un père aborigène, une mère anglo-irlandaise. Dans ce mélange, il y a l’histoire d’un pays – ses blessures, ses zones effacées, ses silences – mais aussi la persistance de la mémoire, l’obstination de la transmission. Sa pratique est traversée par cette matière vive : intime et politique, personnelle et collective.
Devant certaines images, on a l’impression que les visages ont traversé une nuit dense pour arriver jusqu’à nous. Dans Naabámi (tu verras): Barangaroo (armée de moi), série maîtresse de l’artiste, de grandes figures de femmes et de jeunes filles autochtones d’aujourd’hui surgissent de l’ombre, comme peintes à l’encre ou révélées dans le charbon. Le procédé évoque les ferrotypes du XIXe siècle – ces photographies gravées sur plaques métalliques – mais ici, la monumentalité renverse la perspective : ce ne sont pas des reliques, ce sont des présences.
À travers elles, Croft convoque la mémoire de Barangaroo, figure cammeraygal du Sydney précolonial, qui refusa la soumission et défendit son autonomie face aux colons britanniques. Le geste est double : ancrer les femmes autochtones d’aujourd’hui dans une continuité historique que l’histoire officielle a trop souvent gommée, et réaffirmer cette filiation comme une force.

Mais l’exposition ne se limite pas à ces portraits. Croft plonge aussi dans les archives – familiales, institutionnelles, étatiques – pour interroger ce qu’elles disent, et surtout ce qu’elles taisent. Certaines concernent son père, enlevé à sa famille sous les politiques d’assimilation. Ces documents, pour elle, ne sont pas de simples traces : ce sont des zones d’impact. Elle les appelle des « espaces de violences psychosociales et émotionnelles », mais aussi des lieux où quelque chose peut se reprendre, se réclamer.
On pourrait dire que ses images sont des auditions, des prises de parole visuelles. Elles ne cherchent pas l’apaisement, mais la lucidité. L’art, ici, ne décore rien : il répare, il témoigne, il redonne corps aux absent-es. Entre ombre et lumière, Brenda L. Croft fait de la photographie un lieu où l’histoire refusée vient se dire – enfin.
Renversements et flamboyances
Tony Albert transforme des enfants en Warakurna Superheroes, bricolés de capes et de boucliers, incarnations joyeuses d’une résistance démunie mais inventive. Michael Cook, avec ses mises en scène inversant rôles et hiérarchies raciales, propose une uchronie glaçante : et si les Blancs étaient les minoritaires ?
Les Huxleys, duo queer, saturent l’espace de paillettes, autoportraits baroques et exubérance pop. Loin du folklore, On Country rassemblant embrasse la pluralité, la revendication et la fête comme gestes politiques.
Camions baroques et routes intimes
Aux Jardins d’été en Arles, en plein air et gratuitement, la photographe française Louise Mutrel nous entraîne au Japon, dans l’univers des dekotora – contraction de decoration truck. Depuis les années 1970, ces camions sont transformés en œuvres roulantes mêlant chrome, fresques peintes, néons, références traditionnelles et pop culture. Son titre – Only You Can Complete Me – a été capté par l’objectif, inscrit sur la façade étincelante d’un dekotora. À la fois déclaration d’amour et affirmation d’un lien intime, presque fraternel, entre l’humain et sa machine. La semaine, ces conducteurs transportent des marchandises ou œuvrent sur des chantiers ; le soir et le week-end, ils se consacrent corps et âme à la personnalisation de leur véhicule. En japonais, on parle de shumi, le loisir. Mais ici, le mot paraît trop faible : il s’agit d’une passion absolue, d’une identité pleinement choisie et assumée.
« J’aimais bien l’idée que le véhicule ait une âme », explique l’artiste. L’exposition s’ouvre sur la voix d’un conducteur déclarant son amour à son camion. Certains portent le prénom d’un enfant, d’autres affichent des divinités shintoïstes comme talismans protecteurs. Chaque élément est investi d’une intention : un masque Hannya pour éloigner la malchance, un emblème peint pour honorer un proche.
La photographe joue sur les échelles : silhouettes d’enfants devant des mastodontes, miniatures bricolées (deko charis) reproduisant en carton et papier aluminium les camions parentaux. Elle établit un parallèle avec les kamishibai, ces conteurs ambulants : ici aussi, les images circulent, mais sur autoroutes et parkings.

Culture rebelle
Dans un Japon normé, les dekotora affichent une esthétique indisciplinée, héritée de la culture yankii associée à une jeunesse rebelle et ouvrière. Longtemps marginalisés et jugés « tape-à-l’œil », ils connaissent un regain grâce aux réseaux sociaux et à la mode – Beyoncé elle-même a posé devant l’un d’eux.
Louise Mutrel ne se contente pas de captiver par la couleur et le chrome : elle montre la solidarité entre conducteurs, l’identité partagée, et cette résistance douce à la normalisation de l’espace public. La route devient galerie, le camion, biographie.
Bertrand Tappolet
Informations pratiques :
Rencontres de la photographie d’Arles. Jusqu’au 5 octobre. Catalogue chez Actes Sud. Sortilèges, Fondation Manuel-Ortiz ; On Country, Eglise Sainte-Anne ; Only You Can Complete Me, Jardin d’été.
Photo banner : ©Tony Albert & David Charles Collins (Warakurna Superheroes)

