Les réverbères : arts vivants

C’est la certitude qui rend fou

Les râleries de salle de bain sont-elles solubles dans le tragique ? Voici l’une des interrogations dans Fräulein Agnès, de Rebekka Kricheldorf, dans une mise en scène de Florence Minder. À voir au POCHE/GVE à Genève, jusqu’au 15 décembre.

Une musique du grand siècle place, en ouverture du spectacle le portrait de Molière en filigrane. Ici, la référence est celle du Misanthrope. L’auteure extrait l’essence anthropo-phobique d’Alceste, pour la placer dans l’âme d’une critique d’art, Fräulein Agnès, qui tente de dissoudre le tragique des hommes dans la vérité. Vaste programme donc.

« J’en ai marre des… » La liste des nominés aux Césars de la connerie est, on s’en doute, sans fin. On nous propose d’ailleurs dans un monologue puissant le début de la série : les couples, les alcooliques, les maris trompeurs ou fidèles, les sportifs ou les fumeurs. Le personnage, après cent lignes, continue d’ajouter des noms, des situations et de polluer ainsi le réel avec ses projections fantasmées du monde. Ici, la critique trempe sa plume dans l’encre de la vérité et signe ses papiers avec les pleins et déliés de la colère, car : « C’est la certitude qui rend fou » : Fräulein Agnès n’étant jamais envahie par le doute… elle en en mourra. C’est bien joué, terrifiant de réalité et si facilement transposable dans nos râleries quotidiennes. Impossible de ne pas rire de soi. C’est vif, juste et acide.

Sur scène, une horloge et des cubes pastel de mousse en nombre semblent symboliser la déformation du temps et de l’espace qu’est notre réalité. Perdue dans la tempête du monde des gens, Fräulein Agnès va confronter sa certitude inoxydable, plaquer ses critiques sur le quotidien de tous, de toutes les vies banales qui sont encadrées par le rêve et la réalité. On assiste au rêve de gloire d’un fils apprenti besogneux de la chanson qui plagie des textes, comme un peintre des Maîtres. Il se heurte à la critique de sa mère qui ne s’oppose pas généreusement à son fils pour son bien, mais bien pour le sien propre. Réalité de la réalisation d’une grande œuvre filmique pour son amant, qui se perd dans son dédale d’idées ; sa volonté d’y arriver est freinée instantanément: « Parce que je t’aime, tu mérites le meilleur et le meilleur est la vérité ». Puis, il y a la vie des amis, celles des soirées, tumultueuses et bruyantes qui offrent de la joie en ce monde ; ces chaos d’où naissent les étoiles. Des cibles toutes trouvées sur lesquelles Fräulein Agnès tire sans jamais recharger.

Le texte est parfaitement ciselé avec des dialogues vifs, jouissifs et une belle interprétation des comédiens toute en énergie et en justesse. La chose serait terrible et poignante si le texte, un peu long, ne venait pas dans cette tempête placer des rires salvateurs. Et l’on s’amuse, car l’on sait depuis Talleyrand que : « Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Entre violence et soulagement, ce tuilage parfaitement mis en scène crée une tension qui maintient une attention vive du public tout au long de la représentation.

Cependant, le vernis craque. Que devient la critique quand les sentiments sont plus forts que les convictions les plus tenaces ? Quand l’incohérence mue par l’amour lézarde l’édifice ? Le personnage de Fräulein Agnès s’accroche aux branches, s’enfonce dans le sable face aux justes récriminations de ses amis qui lui plongent le nez dans ses contradictions. L’émotion entoure le personnage. La lumière de scène accompagne le désarroi de l’héroïne quand, après la présentation du film de son amant, Fräulein Agnès se fracasse sur le tragique. Un très beau moment.

Dans ce spectacle, le propos d’écriture passe par le monde des artistes « aveugles de leur propre mécanisme » qui est le choix de l’auteure. Force est de constater que nous sommes tous concernés, souvent « persuadés d’être du bon côté » toujours selon l’auteure. C’est en cela que le spectacle séduit. Critiquer, râler ou rouspéter dans sa salle de bain, il faut que ce soit des coups de pieds pour de faux dans la fourmilière du monde. Voilà qui fait du bien autant que le savon douche. Critiquer en pesant le pour et le contre, c’est dans le cahier des charges de chacun et dire la vérité au bénéfice de l’autre est essentiel. Mais critiquer en dégommant à grands coups de certitudes lancées au ras de l’horizon indépassable de nos convictions comme le dit l’auteure : c’est de la connerie !

Fräulein Agnès galère, se fait du mal, macère dans la cruauté envers elle. Elle se bat à la manière de Cyrano, qui en ayant tout perdu comme lui, tente de garder son panache. Et faute de pouvoir mourir au cinquième acte, elle poursuit l’écriture de sa longue liste en trempant sa plume dans l’encrier des larmes. « J’en ai marre des philosophes, des fumeurs de shit, des écrivains… »

Beau spectacle en vérité.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Fräulein Agnès, de Rebekka Kricheldorf, du 25 novembre au 15 décembre, au POCHE/GVE.

Mise en scène : Florence Minder 

Avec Angèle Colas, Vincent Coppey, Jeanne De Mont. Aurélien Gschwind, Guillaume Miramont, Léa Pohlhammer, Bastien Semenzano, Nora Steinig

https://poche—gve.ch/spectacle/fraulein-agnes/

Photos : © Samuel Rubio

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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