La Faute au loup : quand Renart débarque à Genève
Genève, lundi 31 août. 17 h s’affiche sur tous les portables. Renart range le sien et ouvre la porte de son terrier. […] L’animal rechigne à quitter son abri, mais finalement le fait. Petits pas pesants, museau aux aguets, Renart descend prudemment la rue des Grottes… quand d’un coup tout change ! (p. 10)
Une enquête au poil
À Genève, rien ne va plus : goupil sur le retour, Renart n’est plus qu’un héros vieillissant, divorcé et sans le sou, dont l’horizon se limite à sa prochaine mousse. Exit le plaisantin qui jouait des tours pendables à tout le monde ! Ces temps dorés sont bien loin… La cour du roi Noble (le lion) n’est plus : la démocratie est passée par là. On ne parle plus de prédation, mais de vie en communauté, les gros ne mangent plus les petits et tout le monde est devenu végétarien. Une aubaine pour ceux qui étaient jadis des proies !
Dans une Genève peuplée d’animaux, Renart traîne sa carcasse et voit ses renardeaux devenus grands (Malebranche, Percehaie et Rovel) tous les trente-six du mois. Il pointe au chômage et se nourrit de pâtes au sésame. Bref, tout va presque pour le mieux dans le meilleur des mondes (ou pas) – jusqu’au jour où tout bascule ! Le blaireau Grimbert a disparu : sa tanière est vide, sa famille envolée. Des nids aux terriers, on chuchote que les perdreaux (les forces de l’ordre de cette Genève animalière) n’y sont pas pour rien. De fil en aiguille, poussé par son oncle Isengrin (le loup… tout ce qui arrive est donc de sa faute, comme le laisse entendre le titre !), Renart va remonter la piste d’une sordide affaire. Espionnage, vol, effraction, il ne reculera devant rien pour découvrir ce qui est arrivé à Grimbert… et mettra la patte dans un engrenage dangereux : quel est donc le lien entre un blaireau syndicaliste, un gouvernement anti-étrangers et une famille de fennecs clandestins ?
Coups de griffes à la tradition
Vous l’aurez compris, La Faute au loup de Yves Mugny n’est pas un roman comme les autres. Sorti au printemps 2018 chez les éditions Cousu Mouche, c’est le quatrième ouvrage de ce cinquantenaire, syndicaliste de longue date. Avec humour et irrévérence, il revisite un des corpus les plus drolatiques du Moyen Âge, composé de plusieurs branches : le Roman de Renart. Rédigée par de nombreux auteurs, l’œuvre compile diverses aventures animalières, où le malin Renart en fait voir des vertes et des pas mûres à ses comparses – ce qui lui vaut pas mal d’ennuis.
Yves Mugny s’inspire sans complexe de cette tradition, qu’il revisite pour en faire une enquête policière contemporaine. Au passé, il emprunte des personnages hauts en couleurs : Renart, bien sûr ; mais aussi Isengrin, Mésange, Brichemer (le cerf), Épinard (la hérissone) ou encore Frobert (le grillon), dont la taille minuscule et le rôle décisif sont inversement proportionnels. Au passage, il leur ajoute quelques bestioles sorties de son imagination, comme la belle gazelle Alice ou Sacha, la zibeline éprise de Renart. Il y a aussi un petit air de La Fontaine (est-ce à cause du personnage de Frobert, qui m’évoque la Cigale, mais en plus prévoyant ?) et de Zootopie (film sorti en 2016), chez Yves Mugny. Mieux encore : non content de traficoter le Roman, il place son intrigue en plein cœur de Genève. Nous voilà donc à galoper dans les Grottes, à nous dorer le pelage aux Bains des Pâquis, ou à nous faire tremper les plumes en France voisine… Si elles permettent de planter un décor, les petites précisions géographiques de l’auteur fonctionnent également comme une série de clins d’œil pour le lecteur familier de la Cité de Calvin : aux côtés de Renart, on voit tout à coup la ville d’une autre manière, en s’imaginant y vivre d’improbables aventures.
Genève, Yves Mugny l’évoque également pour son côté politique – mais il le fait de biais, avec des mentions rapides qui disparaissent presque aussitôt, emportées par le déroulement de l’action. On y parle des étrangers, des clandestins et des frontaliers que le Front Vigilent (« ni de gauche ni de droite ») aimerait bien mettre dehors. On y parle des petites magouilles du pouvoir, qui ne sont pas sans rappeler certaines frasques actuelles… mais on le fait avec humour, entre aboiements et coups de griffes bien placés.
Bref, Renart ne nous laisse pas le temps de souffler ! Si l’omniprésence des dialogues donne au texte un caractère rapide, frénétique (comme l’enquête que va mener le goupil), on regrette parfois des discussions qui tournent un peu en rond, lorsqu’elles évoquent le quotidien de nos amies les bêtes. Se répondant à la manière de stichomythies (ces répliques rapides qui, au théâtre, s’enchaînent de vers en vers), les paroles sont parfois difficiles à attribuer à l’un ou l’autre des interlocuteurs, en raison de l’absence de verbes introducteurs… mais qu’importe ! Yves Mugny finit toujours par retomber sur ces pattes, pour livrer une enquête haletante qui tient son lecteur jusqu’au bout.
Foi de Renart, un livre à dévorer !
Magali Bossi
Référence :
Yves Mugny, La Faute au loup, Genève, Éditions Cousu Mouche, 2018, 206p.
www.cousumouche.com et http://www.yvesmugny.ch
Photo : ©Magali Bossi