Les réverbères : arts vivants

Pitoeff : quand l’Homme ne rit plus

Par-delà les pages d’un livre, par-delà les planches d’une scène, il existe un espace où le texte existe dans son absolu – ni roman, ni pièce. Cet espace idéal, c’est celui qu’ouvre L’Homme qui rit, au Pitoeff jusqu’au 22 décembre dans une mise en scène d’Éric Devanthéry.

Qu’est-ce qu’un texte sans lecteur ? Une pièce sans spectateur ? Un visage sans interlocuteur ? Des feuilles dépourvues de substance, une coque se languissant des applaudissements, une écorce n’exprimant rien. Texte, pièce, visage n’existent en somme que dans leur interaction avec un autre – qui leur donne sens, substance.

Texte : quand Hugo résonne

L’Homme qui rit, c’est d’abord un texte, celui de Victor Hugo, publié en 1869. Roman philosophique, L’Homme qui rit a donc, à l’origine, une existence strictement scripturaire, tout comme Les Misérables (également mis en scène au Pitoeff jusqu’au 22 décembre). Cette dimension, c’est celle que je connaissais de L’Homme qui rit – sans l’avoir lu dans son intégralité. Pour moi, Hugo était un auteur que je lisais, seule dans ma tête.

Ça, c’était avant d’être confrontée à la mise en scène d’Éric Devanthéry.

Son Homme qui rit m’a accueilli dans une petite salle du Pitoeff, après une volée de marches abruptes menant sous les toits. Contre la vitre, on entendait la pluie tomber. Deux murs blancs contre lesquels s’alignaient des chaises se faisant face, les deux autres murs étant tapissés de hauts miroirs. Peu de public – nous étions dimanche soir. Sur une chaise, un homme était seul. Vêtu d’un manteau de fourrure, chapeau sur la tête, costume rayé, bas et bottines, visage blanc d’un mime. Et cet élastique qui lui sciait les joues, qui lui tirait la bouche. Qui le forçait à rire. Cet homme, c’était Pierre Dubey, qui toisait son public d’un œil calme, presque joueur.

Puis il a commencé à parler.

Son ton était tranquille. Accueillant. Il racontait, il accompagnait – il donnait vie à des mots d’abord imprimés sur le papier, des mots de prose qui a priori n’étaient pas destinés à se bousculer un jour sur une scène. Et pourtant, ils étaient là, tous ces mots, ces phrases si belles qui ont alors résonné en moi comme jamais Hugo ne l’avait fait. C’était comme si, en les prononçant, Pierre Dubey leur donnait un nouveau sens, une nouvelle force. Une puissance vitale insoupçonnée qui remuait quelque chose de profondément enfoui.

En quelques enjambées il fut au bas du monticule. Il y avait quelqu’un en effet. Ce qui était indistinct au sommet de l’éminence était maintenant visible. C’était quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. À l’extrémité supérieure de ce bras, une sorte d’index, soutenu en dessous par le pouce, s’allongeait horizontalement. Ce bras, ce pouce et cet index, dessinaient sur le ciel une équerre. Au point de jonction de cette espèce d’index et de cette espèce de pouce il y avait un fil auquel pendait on ne sait quoi de noir et d’informe.[1]

Ce bras, c’est celui d’un gibet devant lequel Gwynplaine, enfant mutilé par des comprachicos (des voleurs de bambins), parvient après une marche solitaire dans la neige. Il a froid, il a peur et la voix de Pierre Dubey transmet son angoisse. Bientôt, il rencontrera une femme morte, à qui il arrachera un bébé encore en vie. Errant dans la campagne, il arrivera à la porte de Ursus, saltimbanque mi-homme mi-bête, qui a lié amitié avec Homo, le loup au nom d’homme. Les destins de ces quatre personnages se lieront sur les champs des foires, dans la vie nomade des gens du spectacle… jusqu’à ce que les origines aristocratiques de Gwynplaine n’éclatent au grand jour.

Éric Devanthéry raconte l’essentiel de cette histoire ; jamais il ne laisse son spectateur dans l’incertitude : les interrogations qui naissent au fil du monologue disparaissent au fur et à mesure que le récit gagne en épaisseur. Entre dialogue et narration, Pierre Dubey incarne Ursus, Gwynplaine, Dea (le bébé sauvé de la neige, qui deviendra une belle jeune fille – hélas aveugle), des lords anglais (nous sommes dans l’Angleterre du début du 18e siècle). Il faut signaler sa performance et sa mémoire : ce soir-là, il enchaînait directement avec une représentation des Misérables… Jamais le plaisir de l’intrigue ou du jeu ne prend le pas sur la place fondamentale faite au texte : sous les toits du Pitoeff, les mots d’Hugo prennent corps.

Pièce : le corps engagé

Le corps, justement, permet à Éric Devanthéry de transformer la prose en pièce. Seul face au public (ou plutôt, au milieu de lui, les chaises étant disposées en double frontale, contre les murs), Pierre Dubey incarne réellement chaque personnage. Il joue de la posture, de l’accent, du timbre, des gestes pour faire (re)vivre tout le personnel de L’Homme qui rit. Malgré l’élastique qui lui scie la bouche et symbolise la mutilation dont est victime Gwynplaine, il ne nous perd jamais : à chaque instant, nous savons exactement qui il est.

Ce corps en mouvement, engagé tout entier au service du texte, est revêtu d’un accoutrement étrange : le manteau figure les peaux de bêtes dont se vêt Ursus (fidèle à son nom), mais également le pelage d’Ursus. Le costume, les bas, les bottines, le chapeau rappellent tour à tour le monde des saltimbanques, celui de l’aristocratie ou le caractère historique de l’intrigue. Pour compléter sa panoplie, l’acteur s’aide de deux figurines représentant un loup et un ours – ce qui lui permet d’appuyer son propos en laissant une trace discrète du texte sur le plateau. Homo et Ursus sont réunis, côte à côte, semblant jauger le public.

À ce costume, à ces objets s’ajoute un habile usage de la lumière et du son. Grâce à un système de pédalier, Pierre Dubey active des boucles sonores, crée un éclairage à sa convenance. Musique et voix enregistrées se mêlent, habillant les différentes scènes : un moment tragique est souligné par le piano ; un dialogue se noue entre l’acteur et l’enregistrement – ce qui facilite le jeu des questions et réponses. La lumière s’allume, se tamise, s’éteint parfois complètement ou éclate. Avec une grande discrétion, elle est le support nécessaire des mots, une porte ouverte à l’imagination.

Visage : tempête sous les crânes

Car l’imagination est sans doute la vraie force de L’Homme qui rit d’Éric Devanthéry, celle sur laquelle repose véritablement la pièce. Sans grands effets, sans décor fouillé, sans surplus inutile de signes, le metteur en scène suggère, nuance, délimite, invente. Tout est là, tout est dans le texte. Gwynplaine est perdu dans une tempête de neige ? Une soufflerie et quelques flocons créent l’ambiance. Le crépuscule tombe ? La lumière diminue. Un dialogue dans une geôle de prison ? Laissons parler les enregistrements. La place laissée au spectateur est donc immense : grâce aux mots, avant tout, le monde créé par Hugo se déploie sous nos crânes, dans notre imaginaire.

Mais c’est surtout le visage de Pierre Dubey qui stimule l’imagination – et, au bout de la pelote de fils multiples que déroule la pièce, la réflexion. Derrière ces traits mutilés se cache le destin d’un personnage (Gwynplaine), mais aussi d’une strate de la société (les pauvres, les petits, ceux qui sont dans l’ombre) et, au final, le destin de l’homme. Le rire est le propre de l’homme, dit-on communément dans le sillage de Rabelais[2]. Cependant, derrière ce visage estropié, rit-on vraiment ? Est-ce un rire de façade ou un rire de cœur ? Une fois encore, la réponse est laissée au spectateur : dans la mise en abime sans fin que permettent les deux murs de miroirs disposés face à face, c’est à la fois le questionnement de Gwynplaine, celui d’Hugo et le nôtre que porte Pierre Dubey. De qui rit-on ? De nous-mêmes, des autres ? Qu’est-ce que le rire ? Une soudaine explosion de joie, ou un réflexe forcé, une expression plaquée sur un visage ? L’Homme qui rit explore ces questions par le biais en nous laissant, au final, seuls maîtres de la réponse.

Qu’on aime ou non Hugo, à voir. Absolument.

Magali Bossi

Infos pratiques :

L’Homme qui rit, de Victor Hugo, du 7 au 22 décembre 2018 au Théâtre Pitoeff.

Mise en scène : Éric Devanthéry

Avec Pierre Dubey

http://www.pitoeff.ch/hommequirit.php

Photo : ©Pitoeff

[1] Victor Hugo, L’Homme qui rit (première partie), Paris, Jean de Bonnot, pp. 89-90.

[2] « Mieux est de ris que de larmes escripre, / Pource que rire est le propre de l’homme » (Rabelais, « Aux lecteurs », in Gargantua, Paris, Le Seuil, 1995, p. 45.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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