Les réverbères : arts vivants

Suivre n’est pas si simple

Comment saisir le flux de nos quotidiens ? S’arrêter pourrait être une première stratégie d’action, mais il y en a une autre, plus durable et plus sensorielle : fermer les yeux. L’ADC se livrait Au risque de… rester immobile, plongé dans une obscurité rassérénante. Du 01 au 05 mai.

La performance proposée, pour sa première partie, à l’extérieur de l’ADC, est sidérante, tant elle bouscule nos habitudes, brièvement mais en profondeur. Venir dans une salle de spectacle accompagné/e d’un/e tendre et cher/e, c’est terminé. Les performeurs cassent les codes d’union et créent d’autres couples parmi les spectateurs ; l’un guide et l’autre s’oriente, s’apprête à suivre cet/te inconnu/e qui lui tend la main ou le haut de l’épaule pour une promenade à paupières closes. Un quart d’heure file ainsi, à toute vitesse, pour l’un des deux, dans le noir. Deuxième rupture de cette soirée : le fil rouge de cette performance ne se déroulera pas sous vos yeux, mais bien au bout de votre nez, de vos doigts. La promenade titille alors tous les autres sens que celui qui nous insuffle une impression d’autorité sur notre l’environnement : le regard.

Alors, on marche. D’abord avec fébrilité, car les odeurs, les bruits et les matières diverses traversés par nos pas sont menaçantes. Être incapable de se repérer, puis voir comme un falot à travers les paupières et entendre le souffle agité du guide au passage inattendu d’une voiture, c’est saisissant. De plus, le silence est d’or et le briser reviendrait à outrepasser la règle qu’Aurélien Dougé, Rudy Decelière et Perrine Cado ont fixée au début de ce parcours immersif. La confiance entre pairs sera le socle de cette relation éphémère. Celle-ci prend forme entre les deux passants qui avancent et elle attire des regards curieux. L’espace entre ces deux, quelques centimètres peut-être, devient alors un monde nouveau, digne d’exister.

Il paraît que, même toutes les cartes en main, l’engagement est un grand pas. Ici, le risque de cette relation d’une durée d’une demi-heure semble indicible. Si la promenade est belle et que l’on décide consciemment d’éteindre notre méfiance à l’égard de ce deuxième moi qui nous dirige, notre perception s’accroît. Notre attention n’est plus tournée vers le négatif, à guetter le danger qui poindrait, mais vers tout ce qui est invisible une fois les yeux ouverts : la pente à dévaler avant de franchir le passage piéton, le sol mouvant et déséquilibrant du gravier, le parfum enflammant des plats indiens… C’est d’ailleurs avec un frisson de déception que l’on entame la deuxième partie de la performance. Tous nos stimuli en éveil se relâchent tandis qu’on souhaiterait se pas voir cette pleine concentration repartir de si tôt. L’air frais du dehors a été remplacé par une île isolée autour de laquelle bat le vent. Dans le noir, les spectateurs occupent le centre de l’espace, se regardent, soupirent profondément. Durant cette deuxième partie qui semble bien détachée de l’autre, ils sont perdus dans ce carré délimité par de grandes feuilles blanches. Celles-ci se plient et se déplient autour d’eux, provoquant des bruits d’orage. L’expérience est étonnante, mais elle se tire en longueur et sombre vite. Toutefois, l’état de pleine conscience gagne, grâce Au risque de… ses lettres de noblesse et s’éloigne enfin de ses anciens maitres : les suspicions et autres craintes. Une forme d’hypnose collective. Qui vivra, verra.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Au risque de… d’Aurélien Dougé, Rudy Decelière et Perrine Cado, du 01 au 05 mai à l’ADC – Association pour la danse contemporaine.

Photos : © Grégory Batardon

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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