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Eric Tistounet : le requiem du contemporain

« Ne réalise-t-il donc pas que ces millions de personnes fuyant la terreur des terres hostiles ne peuvent simplement être cantonnées sur une frontière ? Qu’est-ce d’ailleurs qu’une frontière si ce n’est une ligne fictive dans un manuel ou sur une carte […] ? » (p. 134)

Dans un Moyen-Orient déchiré par les guerres, des êtres fuient. Un homme perdu, une femme violée, un enfant mutilé sont jetés sur les routes. Ils traverseront la mer. Deux d’entre eux seulement, l’homme (Youssef) et la femme (Mariam), parviendront de l’autre côté, dans un de ces pays qui n’est pas encore l’Occident, mais accueille (ou fait mine d’accueillir) ceux que la vie a meurtris. Enceinte, Mariam accouche sur la plage. Son enfant n’a ni passé, ni père, ni nom. Ceux qui le connaissent l’appellent simplement « Homme », ou « Omen ». Il grandit. Sous ses yeux, les pays d’Occident envoient des aides dérisoires pour se donner bonne conscience. Lui agit à son niveau, s’occupant des plus humbles. Peu à peu, son cercle d’amis grandit : Magdalena, Piero, Barthélémy, Martha, Élisavet, Tomasz et Laudas, le mécontent qui souhaiterait des solutions plus musclées… Omen distribue du poisson aux laissés-pour-compte, soigne les malades, provoque les représentants politiques. Il veut se faire entendre. Très vite, il dérange – mais les médias en font une icône suivie à travers le monde. À trente ans, le destin le jette dans une de ces villes d’Europe où les migrants sont regardés avec méfiance. Le dénouement est proche.

Évangile ou requiem ?

C’est à un nouvel évangile qu’Eric Tistounet, romancier genevois travaillant dans le domaine des droits de l’homme, nous convie dans Requiem pour des temps incertains (éditions Pierre Philippe, 2018)[1]. Ou plutôt, à une relecture des évangiles, transposés sur la scène internationale de nos conflits contemporains. Sous les traits d’Omen, on reconnaît le Messie d’un XXIe siècle déchiré. Mariam est Marie ; Youssef, Joseph ; Magdalena, Marie-Madeleine ; Piero, Pierre. Le jeu des correspondances ne s’arrête pas aux noms propres, l’auteur disséminant les épisodes bibliques dans son intrigue (annonce faite par Jean le Baptiste, guérison du paralytique, reniement de Pierre, etc.). Toutefois, si la connaissance du Nouveau Testament permet au lecteur d’identifier la trajectoire d’Omen, elle n’est pas nécessaire pour plonger dans la dimension « requiem » du récit. Car ce à quoi Eric Tistounet nous convie, c’est à une description sans pitié de notre propre monde. Riche de son expérience professionnelle, Eric Tistounet s’intéresse à chaque acteur des conflits du Moyen-Orient : gouvernements locaux, groupuscules armés, mais aussi représentants politiques et médias dont il met en scène le rôle ambivalent, à la fois pourvoyeurs d’information et charognards du sensationnel. Un requiem d’une humanité au bord de la folie.

Question de style

Pourtant – il y a un « pourtant ». Les 314 pages de Requiem pour des temps incertains m’ont laissé un goût mitigé. L’écueil auquel je me suis heurtée ne tient ni à la longueur, ni au sujet (que j’ai trouvé très accrocheur, en lisant la quatrième de couverture), mais plutôt à l’écriture que développe Eric Tistounet. Pour dépasser le simple cadre d’un jugement trop subjectif, j’aimerais ici proposer une réflexion sur le style mis en place dans ce Requiem, afin de penser les différentes voies à travers lesquelles l’œuvre pourrait gagner en force et en impact. Certes, je ne perds pas de vue qu’il s’agit avant tout de la confrontation de deux orientations esthétiques, celle d’Eric Tistounet et la mienne. Les appréhender de manière dialogique me semble néanmoins pouvoir nourrir une vraie réflexion critique. En tant que lectrice, plusieurs « écrans » se sont interposés entre moi et Requiem pour des temps incertains.

Tout d’abord, la syntaxe. Les phrases sont longues, jouant sur des séries d’adjonctions, de reprises, de corrections, d’incises et d’énumérations au sein desquelles la ponctuation peine à mettre de l’ordre.

« Un écran d’ordinateur comme des milliers d’autres dévoile une conversation à huis clos, des images présentées en direct sur un site virtuel d’actualités puis relayés par des dizaines d’autres similaires, s’arborisant en condensés de photographies ou successions de films de quelques minutes voire secondes, textes brefs renvoyés en spirales et mouvements exponentiels, commentaires hallucinés, insultes grossières ou apologies mielleuses, signes enfantins ou remarques savantes. » (p. 141)

On m’objectera sans doute que les phrases longues ne sont pas rares en littérature – Marcel Proust en tête. Pourtant, ici, cette longueur m’a fait l’effet d’un trop-plein parfois étouffant… qui peut toutefois avoir son utilité : le flot continu peut tout d’abord mimer l’impression d’un désastre sans fin, qui coule hors de la bouche du narrateur dans une diatribe horrifiée face aux exactions commises – ou, dans l’exemple ci-dessous, jouer avec l’image du débit d’informations lancées sur le Net. L’accumulation des mots peut ensuite évoquer la plongée dans une subjectivité qui peine à exprimer l’atroce autrement que par la logorrhée. Enfin, la complexité syntaxique peut rappeler une langue hors temps, capable de placer l’évangile-requiem contemporain dans un espace proche du mythe fondateur biblique. Cependant, par sa surabondance, le procédé m’a finalement lassée. L’innommable ne peut-il donc se dire qu’à travers la surenchère ? Le bref, l’elliptique, l’épuisement des mots n’auraient-ils pas pu également renforcer, par moments et en contraste avec une syntaxe très complexe, la tension dramatique des situations décrites ? Évidemment, ce sont là des propositions que je formule uniquement afin de comprendre ce qui, dans l’écriture d’Eric Tistounet, a retenu mon adhésion de lectrice.

Ensuite, le symbolique. Afin d’ancrer son propos très actuel (la dénonciation de la situation au Moyen-Orient) dans une tradition ancienne (les évangiles), Eric Tistounet opte pour une langue éminemment métaphorique… au risque de brouiller les liens reliant symboles et choses réelles. Les « Honorables », par exemple, sont les dirigeants des pays limitrophes des zones en guerre, à la botte des « Bienveillants » (les gouvernements occidentaux) ; l’Europe est désignée comme un « Empire »… À mes yeux, certains termes paraissent pourtant plus vagues ; n’ayant pas la connaissance du terrain humanitaire d’Eric Tistounet, je me suis interrogée : qui sont exactement les « édiles », sur qui portent beaucoup des critiques d’Omen ? Quelle est cette cité où lui et ses compagnons arrivent finalement pour trouver refuge ? Le récit s’appuie-t-il sur des événements réels, repérables chronologiquement et spatialement, ou joue-t-il sur un symbolisme flou afin de mieux évoquer l’ensemble de ces situations nées en temps de guerre ? Sur ce vocabulaire évoquant certains termes bibliques se greffent des réalités très actuelles dont j’aurais aimé connaître exactement la véritable teneur. Tout en reconnaissant la stratégie métaphorique pour ce qu’elle est (un moyen de présenter la critique d’une situation contemporaine comme de la fiction[2]), il m’aurait semblé tout aussi intéressant de situer davantage Requiem pour des temps incertains dans un espace-temps géopolitique tangible, afin de saisir toute la portée de la proposition d’Eric Tistounet.

Enfin, le héros. Omen reste, pour moi, la plus grande déception de ce Requiem. Calqué sur le personnage de Jésus, Omen lui emprunte évidemment ses principaux traits – non seulement dans la définition de son identité (homme sans père, sans nom), dans son caractère, sa trajectoire de vie et son destin irréversible, mais également dans son goût pour les discours et les paraboles. Au niveau stylistique, c’est ici que j’ai été le moins convaincue. En choisissant de situer les prises de parole de son protagoniste principal dans un hors-temps biblique, Eric Tistounet a opté pour une langue extrêmement imagée et très poétique, des tournures syntaxiques consacrées (comme le fameux « En vérité, je vous le dis ») et un vocabulaire souvent basé sur un important dualisme (d’un côté les bons, les innocents ; de l’autre, les mauvais, les bourreaux – existerait-il une zone grise entre les deux ?).

Tout en reconnaissant la nécessité de « coller au modèle » (c’est là, en effet, tout l’enjeu de cet évangile-requiem d’aujourd’hui), Omen n’est néanmoins pas un protagoniste qui a réussi à me toucher. Il ne m’a pas paru adapté au monde que nous vivons, à sa complexité, à ses besoins. L’idéalisme peut-il réellement, seul, changer les choses ? Peut-on encore guider ses ouailles comme un berger de jadis ? Tout est affaire de point de vue, évidemment. Mais, en tant que lectrice, les discours d’Omen n’ont pas su me convaincre, me semblant trop ancrés dans un passé biblique à partir duquel je peinais à (ré)envisager notre réalité contemporaine, même de manière idéaliste. Aujourd’hui comme hier, les mots sont certes toujours importants, les slogans ont toujours autant de poids[3] – mais suffit-il de discours prônant uniquement la bienveillance pour convaincre ? Ne faudrait-il pas également lui adjoindre des propositions concrètes, afin d’avancer ? Je suis peut-être trop terre-à-terre. Si je dois bien reconnaître qu’Omen a le mérite de pointer du doigt certains dysfonctionnements réels, encore le fait-il au travers d’une langue où le symbolisme l’emporte, à mon avis, trop sur le concret pour prendre réellement corps. Ainsi, bien que l’équivalence Omen-Jésus m’a semblée, sur le plan du style, entièrement réussie, je n’ai pu m’empêcher de me questionner sur le choix d’une telle écriture pour secouer le monde d’aujourd’hui et lui ouvrir les yeux.

Pour terminer

Jugement subjectif, divergence esthétique, goût personnel : ma position de lectrice à l’égard de Requiem pour des temps incertains participe de ces éléments – mais pas uniquement. C’est ce que j’ai tenté d’expliquer ici. Examiner les trois « écrans » s’étant interposés entre le récit d’Eric Tistounet et moi, tout en interrogeant les pistes différentes qu’aurait pu suivre le roman, m’aura permis (je l’espère) d’ouvrir un espace de dialogue critique autour de la pratique d’un auteur genevois à découvrir.

Comme il l’écrit dans son avertissement : « À chacun d’en tirer ses propres conclusions. » Pour vous faire votre propre avis, lisez.

Magali Bossi

Référence :

Eric Tistounet, Requiem pour des temps incertains, Genève, Éditions Pierre Philippe, 2018, 314p.

Photo : ©Magali Bossi

[1] Eric Tistounet, Requiem pour des temps incertains, Genève, Éditions Pierre Philippe, 2018. L’ensemble des citations renverra à cette édition.

[2] Comme le laisse entendre l’avertissement liminaire : « Si la réalité ainsi envisagée s’inscrit dans un contexte exclusivement romanesque, il convient cependant de la considérer comme plausible. À chacun d’en tirer ses propres conclusions. Les vues et opinions sont celles de l’auteur et ne reflètent pas celles de l’Organisation des Nations Unies. »

[3] Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur les discours sans fard de Greta Thunberg, jeune icône de la marche pour le climat.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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