Les réverbères : arts vivants

Un fossé qui se creuse

Commandée par la LSDH (Ligue Suisse pour les Droits Humains), la pièce Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer de Jérôme Richer sera jouée jusqu’au 26 janvier prochain au Grütli. Une pièce qui dénonce les inégalités, le fossé entre riches et pauvres, ainsi qu’un système qui ne fonctionne pas toujours…

Sur la scène, au  milieu d’un carré de vêtements jonchant le sol, cinq comédiens. Aude Bourrier, Fanny Brunet, Camille Figuereo, Baptiste Morisod et Cédric Simon incarnent tour à tour Anton, Antonio, Antonella, Antoinette, Antoine, des narrateurs, et tous ceux qu’ils rencontrent… Chacun, qu’il prenne en charge le récit ou en soit le protagoniste, évoque son rapport à la pauvreté : accident de travail, naissance dans un contexte familial difficile, perte d’emploi, étudiant fauché, nombreuses sont les raisons d’être défavorisé. Alors, pendant 1h20, tous questionnent la société, le rapport de chacun à la précarité, cherchant des solutions.

Une inégalité dans le texte

Le projet de la pièce semble très prometteur : dénoncer un sujet souvent tabou, en cherchant à comprendre ce qui ne va pas, en montrant le point de vue de chacun, quel que soit son « camp ». On assiste à de très beaux moments, comme le récit d’Antonio, blessé à la main droite alors qu’il était employé au noir dans une usine, celui d’Anton, qui ne s’est jamais adapté au système scolaire – et vice-versa – et pour lequel personne ne sait quoi faire. Il y a aussi Antoinette, retraitée et veuve, qui n’ose pas parler de ses problèmes d’argent à ses amies et a déjà songé plusieurs fois à s’immoler devant la Migros. Ces témoignages, qui pourraient être ceux de n’importe qui, posent de bonnes questions. Dans ces moments, la critique est fine, acerbe, avec toute la verve qu’on connaît habituellement chez Jérôme Richer. On citera par exemple cette question adressée au public : « À votre avis, laquelle fait le plus de mal à l’état, de la fraude fiscale ou de la fraude sociale ? » Une question qui reste en suspens, mais qui fait réfléchir…

Et pourtant, on peine à entre pleinement dans le texte. En effet, d’autres passages sont trop directs, la critique trop frontale. L’auteur dit « ne pas se contenter de la vision des bénéficiaires des droits sociaux, mais regarder aussi du côté de ceux qui sont censés les garantir : c’est là l’un des axes du spectacle pour éviter tout manichéisme. » Ces deux visions qui coexistent auraient pu être confrontées davantage. Elles le sont avec le personnage de Mme Gerber, conseillère d’Antoine pour le chômage, qui refuse certaines directives, au risque d’être sanctionnée par ses supérieurs ; pourtant, les « pauvres » décrits dans la pièce demeurent, selon les scènes, encore trop présentés comme victimes. Le fossé entre riches et pauvres, que la pièce cherche à dénoncer, existe bien, mais la vision reste par moments trop stéréotypée : des riches méchants bourreaux, qui suivent le système ; des gentils pauvres victimes… Si tout ce qui est énoncé est loin d’être inexact, loin s’en faut (comme dans cette dernière scène autour de l’hospice général), la critique, parfois trop frontale, ne semble pas servir le propos aussi bien qu’elle le pourrait, ne montrant pas toute la complexité de la réalité. Évidemment, beaucoup d’éléments du système ne fonctionnent pas, les statistiques passent trop souvent avant l’humain, les lois peuvent être absurdes, voire aberrantes… mais à trop vouloir tout remettre en question, au lieu de pointer les disfonctionnements – certes nombreux –, ne risque-t-on pas de se heurter à un mur ? Un peu plus de nuances aurait certainement amené un côté encore plus percutant à ce texte nécessaire. Couplé à l’humour grinçant présent tout au long de la pièce, le résultat aurait été détonnant !

Une scénographie mouvante au service du jeu

Le texte est toutefois porté par une troupe formidable, avec des acteurs d’une implacable justesse. La sincérité qui les habite fait plaisir à voir. Une part du texte est le fruit de leurs improvisations durant la création, et cela se ressent. Touchés par ce qu’ils racontent, ils transmettent leurs émotions au public. La scénographie, modulable à souhait – il s’agit de vêtements posés sur le sol – permet tour à tour, en les empilant de diverses manières, de créer la banquette d’une voiture, le bureau de la conseillère au chômage, une salle d’attente ou encore une usine. Tout cela sert la narration et le propos des personnages ; l’imaginaire du spectateur fait le reste. À la fin du spectacle, le carré de vêtements jonchant le sol devient une montagne, symbole de la masse de laissés-pour-compte que représente l’ensemble des protagonistes rencontrés. On regrettera toutefois que les adresses au public n’aient pas fonctionné aussi bien qu’escompté. « Combien y a-t-il de chômeurs dans la salle ? » « Qu’ai-je fait à votre avis quand une assistante sociale a très mal reçu un homme avec un accent ? », autant de questions et tant d’autres que les comédiens ont adressé au public, sans obtenir véritablement de réponses. Peut-être aurait-on dû être prévenu avant ? L’idée était bonne pourtant, et aurait pu apporter une dimension supplémentaire au spectacle, en apportant davantage d’interaction.

Au final, on assiste à un beau projet, qui dénonce sans tabou : personne n’est épargné, chacun en prend pour son grade. On reste cependant quelque peu sur notre faim. Le thème était dangereux, risqué, et il faut féliciter Jérôme Richer et sa Compagnie des Ombres d’avoir relevé un tel défi. Le texte, très prometteur, mériterait peut-être d’être revu. La critique n’est serait que plus acerbe et rendrait justice à la finesse habituelle de Jérôme Richer, présente dans une grande partie de cette pièce où l’auteur pousse à la réflexion en appuyant subtilement là où il faut.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer, de Jérôme Richer du 14 au 26 janvier 2019 au Grütli – Centre de production et de diffusion des Arts vivants.

Mise en scène : Jérôme Richer

Avec Aude Bourrier, Fanny Brunet, Camille Figuereo, Baptiste Morisod et Cédric Simon.

https://www.grutli.ch/spectacles/si_les_pauvres_n_existaient_pas_faudrait_les_inventer

Photos : © Fanny Brunet, Dorothée Thébert Filliger

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

3 réflexions sur “Un fossé qui se creuse

  • Ping : Guinée : Jérôme Richer au cœur des mines – La Pépinière

  • Je suis très heureux à chaque fois de lire votre critique sur le théâtre, elle est rafraîchissante et sans langue de bois. On sent que vous avez ou prenez le temps pour nous concocter une critique digne de ce nom. Je vous avoue que ces derniers temps je suis quasi chaque fois un peu deçu de la qualité des autres critiques (tdg et le temps). Alors encore un grand merci pour tout ce que vous faites ainsi qu’à l équipe.

    Répondre
    • Fabien Imhof

      Bonjour Angelo,

      Un énorme merci pour ce retour, qui fait vraiment chaud au cœur. J’en suis très ému ! Cela nous conforte dans notre projet et nous ne pouvons pas rêver mieux que ce genre de commentaire. C’est pour ça avant tout que nous travaillons.
      Alors un immense merci !
      Fabien Imhof

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *