Les réverbères : arts vivants

Une passion pas si simple

Un accueil par deux musiciens, une jeune fille qui porte un court texte sur les planches avec une justesse impressionnante, l’histoire d’une passion amoureuse, dévoilée par Émilie Charriot, le tout avec une profondeur féministe : c’est Passion simple, à voir jusqu’au 18 novembre à Saint-Gervais.

En entrant dans la salle, des chansons jouées en direct résonnent : Et j’entends siffler le train, Tout doucement, C’est fatal ou encore J’attendrai. De Sylvie Vartan à Dalida, en passant par Richard Anthony et Bibie, tout le répertoire sentimental français y passe, interprété par les guitares et les voix de Billie Bird et Marcin de Morsier. Si ce premier moment propose un accueil original, il donne surtout une profondeur au propos qui suit, puisque ces morceaux sont évoqués plus tard, dans le face-à-face entre Émilie Charriot et son public, alors qu’ils résonnent encore dans la tête du spectateur.

Puis, alors que la musique s’estompe, on remarque enfin cette jeune fille qui était assise, depuis le début, devant la scène des musiciens. Nora se lève, elle doit avoir douze ou treize ans, tout au plus. Pendant quelques minutes, seule sur le plateau, elle parle du trac, du théâtre, du fait d’être sur scène. On est décontenancé par la qualité d’interprétation de cette jeune personne qui a déjà tout d’une grande. La transition est réussie.

Arrive alors celle que l’on attendait : Émilie Charriot, qui va déclamer le texte d’Annie Ernaux. Pendant une heure, elle décrit sa passion pour un homme marié, leurs rendez-vous, l’attente entre chacun d’eux, la façon qu’elle avait de s’apprêter toujours différemment pour lui plaire, en n’oubliant pas d’évoquer ses émotions, leur sexualité… Cette Passion simple ne l’est que par la manière dont elle est abordée, sans artifice, seule face au public, sans explication, sans justification, dans une simple exposition de ces moments partagés ou vécus sans lui. Cette passion est également simple car elle ne tourne qu’autour d’elle-même. Durant les années de la relation, tout a été rythmé par elle : l’impatience, les pensées, le temps. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Et pourtant, par les sentiments qu’elle procure, par la vie qu’elle fait mener, une passion est tout sauf simple…

Ce spectacle s’inscrit dans le cadre du festival Les Créatives, « festival pluridisciplinaire, féminin et féministe ». Pour les deux premiers aspects, cela semble évident : du théâtre mêlé de musique, un texte qui raconte l’histoire d’une femme, porté par une femme seule en scène… Pendant longtemps, je me suis tout de même posé la question : en quoi cette œuvre est-elle féministe ? Quelle image de la femme donne-t-elle ? D’abord, j’y ai vu une femme soumise à un homme, dont toute la vie était rythmée par la volonté de celui-ci de la voir ou non. Un homme qui, semble-t-il, ne la voyait que pour se procurer un peu de plaisir, s’octroyer un moment d’évasion entre son travail et sa femme. Tout le long, j’ai attendu un renversement, un moment où elle dirait qu’elle regrette de s’être soumise comme ça, où elle affirmerait son droit d’être considérée, d’être une femme et de vivre sa vie comme elle l’entend. Ce renversement, s’il n’est pas arrivé, a amené quelque chose de bien plus subtil. Le déclic m’est venu lorsqu’elle a dit que ce texte ne racontait pas cet homme, ni elle-même, juste cette passion, qu’il ne s’agissait pas l’expliquer, car cela aurait été admettre que c’était une erreur, un désordre. Ce mot « désordre » a tout changé. Une femme qui se soumet à sa passion, qui la vit corps et âme serait donc un désordre ? Non, bien au contraire. Elle a vécu cette passion comme elle le souhaitait. Cela l’a rendue heureuse, elle s’y est laissé aller. À elle de décider sans être jugée des raisons de son bonheur. En cela, je comprends pourquoi Passion simple s’inscrit dans un festival féministe. Au-delà de cet aspect, c’est aussi cette libération de la parole qui rend le texte si engagé : Elle englobe les différentes dimensions d’une passion de ses simples mots. Le désir féminin est montré sans jugement, simplement tel qu’il a été vécu.

Si l’on regrettera le côté parfois trop statique de la mise en scène, ce face-à-face sans artifice permet toutefois une mise à nu du texte d’Annie Ernaux, déclamé avec émotion par Émilie Charriot, qui semble véritablement touchée à la fin du spectacle. Une langue qui se délie et qui fait mouche.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Passion simple, d’Annie Ernaux, du 13 au 18 novembre au Théâtre Saint-Gervais, dans le cadre du festival Les Créatives.

Mise en scène : Émilie Charriot

Avec Émilie Charriot et Nora

Musique : Billie Bird et Marcin de Morsier

https://saintgervais.ch/spectacle/passion-simple/

https://www.lescreatives.ch/

Photos : ©Agnès Mellon

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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