Les réverbères : arts vivants

Une vie comme ça n’existe pas

L’enfermement d’une femme dans sa vie fantasmée, c’est, en substance, le propos d’Edith. Adapté du Journal d’Edith de Patricia Highsmith par Mathieu Bertholet, ce spectacle raconte la chute d’une femme des années 50, et les incidences de ses rêves sur la réalité. Première pièce à entrer au répertoire du POCHE/GVE, elle se jouera jusqu’à la fin de la saison.

« Grandiose. La vie que j’avais inventée pour toi. La vie qu’on nous vend bien tracée ; une vie comme ça n’existe pas », chante Pomme dans son titre Grandiose. Ce refrain pourrait être celui d’Edith. Tout commence avec une femme, Edith, qui vient d’emménager dans une grande maison, avec son mari et son fils. Une vie qui a tout pour être parfaite. Avec son mari Brett, ils lancent un journal dont les débuts semblent prometteurs, l’entente avec la voisine Gert est au beau fixe… Mais d’un coup, plus rien ne va. Brett impose à Edith la présence de son oncle George, dont la santé décline et qui ne sort pas de sa chambre ; le fils Cliffie fait n’importe quoi et rate ses examens d’entrée à Princeton ; la tante d’Edith, pour qui elle éprouvait tant d’affection, décède ; Brett finit par partir s’installer à New York avec sa secrétaire dont il est tombé amoureux. La vie d’Edith s’écroule. Et ce n’est que le début. Alors, pour se raccrocher à un quelconque espoir, elle s’invente une vie dans son journal. Elle commence par un petit mensonge : Cliffie est admis à Princeton avec les honneurs. Bien vite, tout s’emballe, et c’est toute une nouvelle existence qu’elle développe dans ses écrits.

Des conséquences d’une vie placebo

On se dit d’abord que ce n’est pas grave, que c’est juste un petit mensonge, et que, de toute façon, personne ne le lira. Son fantasme permet à Edith de tenir le coup, et de rester debout pour faire fonctionner ce qui doit encore fonctionner : s’occuper de George, soutenir Cliffie dans ses projets farfelus… tenir. C’est bien le mot. Mais que faire quand le rêve prend le pas sur la réalité ? C’est là que réside toute la subtilité de ce texte et du jeu de Jeanne De Mont, qui porte ce spectacle par son envoûtante performance. Les extraits du journal sont d’abord rares, puis de plus en plus présents. On comprend qu’Edith s’enferme dans cette vie qu’elle rêve et ne veut plus en sortir. Alors, quand des éléments de ce rêve apparaissent dans la réalité, son entourage n’y comprend plus rien – à commencer par Gert, qui s’inquiète. Véritable métalepse théâtrale, Edith s’impose comme un récit où la fiction du journal devient son nouveau réel.

Ce qui nous est raconté ici, c’est la déchéance d’une femme que la vie n’épargne pas. Une femme partagée entre la réalité et la fiction dans laquelle elle s’enferme de plus en plus, se rapprochant de la folie. Cette dichotomie est parfaitement représentée par le maquillage de Jeanne De Mont : le côté gauche de son visage est couvert avec du fond de teint, du rouge à lèvres, de l’eye-liner, alors que le côté droit est tout blanc. Quant à savoir quel côté tient de la réalité et lequel évoque la fiction, difficile de se prononcer. Sans doute un peu des deux : la partie lumineuse correspondrait d’abord à la belle vie que mène Edith avant tous ses problèmes, puis serait celle du journal, bien plus palpitante.

Un décor qui évolue

Outre le maquillage, le décor montre lui aussi la chute d’Edith. La maison est d’abord bien rangée, Edith dépose d’ailleurs des verres en cristal sur l’armoire, en les déballant du carton. Plus le temps passe, plus cette maison est négligée : on ne remet plus en place les coussins du canapé, des déchets traînent sur la table basse, et surtout des verres se retrouvent un peu partout dans la pièce. Ceci nous éclaire sur deux choses : d’abord, le fait que les personnages boivent de plus en plus. D’un petit verre pour l’apéritif, ils passent à plusieurs d’affilée, évoquant même le « besoin » de boire. N’est-ce pas là une autre façon d’échapper à la réalité ? L’enfermement dans le fantasme de journal n’est-il pas comparable, dans une certaine mesure, à l’alcoolisme ? Bien que celui ne soit jamais ouvertement abordé, l’accumulation des verres l’évoque inévitablement. Ensuite, l’état du salon peut éclairer sur l’état intérieur d’Edith : d’abord très organisée, elle laisse petit à petit place à la déchéance qui se passe dans sa tête, où plus rien n’est rangé, où tout se mélange, jusqu’à la fin, sombre et inévitable.

Un autre élément de décor nous renseigne sur l’évolution des personnages, principalement Cliffie et Edith – Brett partant rapidement, George ne sortant pas de sa chambre et Gert n’habitant pas la maison. Des tiroirs se trouvent en effet sous les canapés. Au fil de la pièce, Edith les ouvre tous, y trouvant des décorations, diverses tenues qu’elle portera au fur et à mesure de l’avancement des étapes de sa vie. À l’inverse, Cliffie n’ouvrira toujours qu’un seul et même tiroir : celui qui fait office de frigo et duquel il ne sortira que du Coca-Cola (lorsqu’il est tout jeune), puis de la bière. Ce choix nous éclaire sur l’avancement d’Edith vers sa chute, mais, au moins, il y a avancement. Cliffie, de son côté, n’évolue pas, il stagne dans sa vie, entre amours déçues, travail au bar et masturbation dans des chaussettes…

Si on reprochera à Edith sa longueur – peut-être excessive, tant la mécanique de la chute se comprend rapidement, dès la moitié du spectacle –, on ne peut que s’incliner devant la performance de Jeanne De Mont, brillante dans son rôle d’Edith. Qu’elle agisse en femme modèle des années 50 ou en épouse déçue qui sombre, elle fait preuve d’une finesse rare dans les diverses étapes de la chute. Subtil, c’est le mot qui convient. C’est aussi ce qui frappe dans cette mise en scène signée Mathieu Bertholet, où tout contribue, sans être trop marqué, à la déchéance progressive de la situation.

Gare à l’enfermement…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Edith (Le journal d’Edith), de Patricia Highsmith, traduit et adapté par Mathieu Bertholet, dès le 26 octobre 2020 au répertoire du POCHE/GVE.

Mise en scène : Mathieu Bertholet

Avec Jeanne De Mont, Angèle Colas, Fred Jacot-Guillarmod, Guillaume Miramond

https://poche—gve.ch/spectacle/edith/

Photos : © Samuel Rubio

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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