Pratiquer le métier d’acteur dans la douceur
Alors que les théâtres sont fermés au public, les comédien·ne·s continuent à travailler dans l’ombre. Au POCHE/GVE, des répétitions « à la genevoise » continuent d’avoir lieu. Jacques Sallin a rencontré pour vous Fred Jacot-Guillarmod, membre de l’ensemble pour cette saison, qui nous en dit un peu plus sur ce contexte particulier pour son métier.
La Pépinière : Fred Jacot-Guillarmod, les articles et critiques que j’ai pu lire à votre propos parlent de vous comme d’un comédien puissant à l’énergie singulière : un comédien d’aventure. Vous êtes aujourd’hui en répétition dans un théâtre : le POCHE/GVE qui ne demande qu’à ouvrir ses portes. Comment votre énergie s’accommode-t-elle de cette aventure que nous vivons tous depuis un an ?
Fred Jacot-Guillarmod (FJG) : Il y a eu deux énergies. Celle du premier confinement où là, c’était tout à fait clair : les théâtres n’étaient pas ouverts. Il y avait une espèce de légèreté dans ce premier confinement. J’ai pu profiter de faire autrement. De penser à mon métier, de lire, de marcher. Un premier confinement plutôt doux, plutôt enrichissant.
La Pépinière : Est-ce à dire que vous preniez ce temps comme une pause ?
FJG : Oui. Je suis retourné à la nature, à la lecture. Puis, début des répétitions au POCHE/GVE au mois de septembre de manière normale en me disant que cette fois c’était bon. Dès la première pièce Edith, mise en scène par Mathieu Bertholet, on se rendait compte que ça commençait à coincer.
La Pépinière : Ce qui était presque évident.
FJG : En étant raisonnable, on sentait que c’était reparti. Donc, nous avons pu jouer quatre fois Edith devant du public. Et depuis fin octobre jusqu’à maintenant ça a été du « Stop and go ». C’est devenu très compliqué. Il n’y a pas eu une grande clarté des choses, ce qui a donné un va-et-vient entre les répétitions en pensant qu’un jour on allait pouvoir jouer. Il y a toujours l’énergie de l’acteur… On a continué de chercher sous une épée de Damoclès… C’était très compliqué, car un acteur se prépare à jouer devant un public. Ce fut un va-et-vient épuisant.
La Pépinière : Mathieu Bertholet, le directeur du POCHE/GVE évoquait une nouvelle singularité dans les répétitions. Entre l’Italienne et l’Allemande, il évoquait des « Genevoises », des représentations sans public, ce qui est bien autre chose que de jouer devant une « salle vide ». Comment les avez-vous abordés ? Comment les avez-vous vécues ?
FJG : Non, ce n’était pas une salle vide. On a répété un, deux, trois spectacles, tous les spectacles qui étaient prêts à être joués. Donc il a fallu trouver un moyen de les entretenir. C’est là que l’on a inventé. Jouer le spectacle pour de vrai, avec la technique, ce qui a donné des répétitions « à la genevoise ». Ce fut très troublant, car le spectateur est une chose fondamentale dans notre métier, sinon, le théâtre n’existe pas vraiment. Et d’un autre côté, j’ai trouvé étonnant la puissance qu’a un acteur de pouvoir se déployer, même pour rien, comme pour de vrai. C’était assez joyeux de continuer de faire le métier.
La Pépinière : Jouer un spectacle de cette manière, est-ce une autre façon de faire ses « vocalises » ?
FJG : Oui, c’est une manière de faire ses vocalises. Ce que j’ai bien aimé dans tout cela, c’est la possibilité d’aborder autrement le métier. Ça j’ai beaucoup aimé. Il fallait trouver ailleurs l’énergie pour rester tout le temps prêt, concentré… J’ai bien aimé ce temps de pur travail.
La Pépinière : Les joueurs de football jouent eux aussi dans des lieux privés de public. Cependant, les résultats de leurs matchs comptent dans les championnats. Est-ce que des critiques, des gens de métier sont venus voir votre travail afin que celui-ci soit conté auprès du public ?
FJG : Non. Mathieu a été assez clair dans cette période. Toute la maison, tout le monde devait continuer de travailler ensemble. Il ne voulait pas monter des spectacles en streaming. Il y a ceux qui sont pour, ceux qui sont contre… Le théâtre c’est le « live » ce moment de partage de deux communautés de spectateurs et d’acteurs. Il n’a pas voulu non plus des représentations pour les professionnels : il a été très clair. Il y a eu une représentation uniquement pour l’ensemble des collaborateurs, pour voir le travail des autres.
La Pépinière : La troupe du POCHE/GVE a pris son destin en main. Six spectacles en répétitions, il me semble que c’est exposer une forte volonté de montrer que la culture porte une puissance en elle face à l’adversité.
FJG : On a eu beaucoup de discussions. Il y a eu à tout moment une volonté de travailler. Notre grand luxe, au POCHE/GVE – depuis septembre jusqu’à maintenant – c’est de pouvoir pratiquer et de pratiquer dans la douceur. Il y a eu une bienveillance extraordinaire entre les acteurs, les metteurs en scène. Une magnifique et joyeuse énergie de travail.
La Pépinière : Le théâtre saura s’emparer sans nul doute de cette période particulière. Avez-vous entendu quelques propos à ce sujet, des idées qui planent ? En avez-vous vous-même ?
FJG : Il y a une question qui va se poser : comment le spectateur va revenir au théâtre ? Quel sera l’intérêt de revenir au théâtre, c’est une grande curiosité.
La Pépinière : L’idée est de savoir où se trouve sa crainte. Le grand problème, c’est la peur.
FJG : Oui, c’est la peur et la peur immanquablement freine. La salle pleine de quatre cents spectateurs, ce n’est pas pour demain. Je me réjouis justement de savoir ce que des écrivains de théâtre vont faire de cette chose-là, ce qui va ressortir politiquement, socialement, quels seront les sujets dans les écritures de théâtre.
La Pépinière : Vous êtes un comédien. Vous possédez un métier qui se propose d’être à l’origine de tout ce qui peut arriver. Avez-vous déjà joué dans un spectacle, joué un rôle qui se rapproche de ce que vous vivez sur les planches actuellement ?
FJG : Non, mais cela m’a conforté dans le travail des répétitions. C’est être dans le travail, dans l’instant présent, au jour le jour. Être disponible. Ne pas fixer, ne pas mettre des murs, des barrières. C’est un magnifique travail pour l’acteur que d’être encore plus dans le présent.
La Pépinière : Dans cette période, tout le monde attend. Les spectateurs attendent de venir au théâtre, les comédiens attendent de jouer devant eux. Les retrouvailles auront bien lieu un jour. Quel est votre ressenti à ce propos ?
FJG : On attend… c’est justement ce qui a été complexe, l’attente. Comment utiliser l’attente pour en faire autre chose ? Comme si rien ne changeait, comme si rien n’avait changé, rien n’allait changer. J’étais parfois un peu triste d’être dans l’attente de pouvoir ouvrir et ne pas faire quelque chose de cette attente. Sur le métier, le rapport au public… C’est ma tristesse du moment.
La Pépinière : Selon vous, est-ce que des répétitions à la « genevoise » vont devenir une forme supplémentaire de travail ?
FJG : J’aimerais que cela change des choses. Change le travail d’acteur… Plus d’ouverture, de légèreté, de porosité aux choses… D’avoir moins peur. C’est une chose forte quand le spectateur vient partager avec les acteurs.
La Pépinière : Est-ce à dire que quand on a vu l’enfer, une flamme ne fait plus peur ?
FJG : Oui, c’est ça ! Ce fut très bon pour l’acteur d’avoir eu la chance de pouvoir travailler. Même de faire une « genevoiserie » devant personne, c’est important.
La Pépinière : Quelle trace dans votre carrière va laisser cette époque ? Une simple coche sur la liste de vos souvenirs ou un album photo ?
FJG : Je ne sais pas encore ce que ça sera. Fermer les théâtres pendant une année, ce n’a pas été quelque chose qui m’a fait peur. Ce n’est pas un drame absolu. Je suis resté calme et cela m’a apaisé sur ma manière de faire ce métier. J’espère que ce sera un magnifique album photo avec de merveilleux souvenirs sur un merveilleux présent.
La Pépinière : Des projets ?
FJG : Nous allons tout reprendre l’automne prochain au POCHE/GVE. Je serai dans Edith, avec une mise en scène de Mathieu Bertholet. Il y aura Tokyo Bar de Manon Krüttli et un troisième qui s’appelle Monkey Island, mise en scène de Guillaume Béguin. Ce sont des spectacles qui ont été déjà répétés, qui seront à nouveau répétés pour les réactiver. C’est un très bon choix du POCHE/GVE de considérer toute cette énergie dépensée, tout cet argent dépensé, ce ne fut pas inutile. C’est assez merveilleux.
La Pépinière : Je retiens ce mot que vous venez de dire : il y a quelque chose de merveilleux. Merci Fred Jacot-Guillarmod.
Propos recueillis par Jacques Sallin
Photo : © Samuel Rubio