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Mondes imaginaires : Gardiens de nuit

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Aujourd’hui, c’est Marie-Sophie Péclard qui prend la plume, pour vous emmener dans le futur… et dans l’espace. Son texte est issu d’une séance consacrée au dialogue, devait mettre un scène un robot et comporter la phrase suivante (tirée de la comédie musicale Sweeny Todd) : « Va falloir penser à faire le plein de gin. Il boit comme un trou, ce gosse… ». Bonne lecture !

* * *

Gardiens de nuit

« Il est un peu bizarre, mais il est sympa, tu verras », lui avait-on dit alors que Yohann se dirigeait vers l’une des chambres de la Grande Station Spatiale.

Sa mission, comme tous les soirs depuis six mois, était de surveiller un môme arrivé sans explication sur leur base interstellaire. Il devait avoir une dizaine d’années et avait tout simplement écrasé son petit vaisseau sur la piste d’atterrissage. L’explosion lui avait d’ailleurs arraché une partie du visage. Comme il ne parlait pas notre langue et que nous ne parlions pas la sienne, nous n’avions pas pu établir d’où il venait et comment il avait réussi à traverser l’espace. Mais les scientifiques étaient à fond sur le dossier. Pendant ce temps, les civils – dont Yohann faisait partie – le surveillaient à tour de rôle, lors de gardes à deux. Il allait justement rencontrer ce soir son nouveau partenaire, un robot. Cela faisait peu de temps que les scientifiques avaient mis au point leurs prototypes, et ils avaient grand espoir dans ces binômes humains-machines.

Quand on lui mit Automat602 dans les pattes, Yohann fut plutôt décontenancé.

      • Bonjour, je suis Yohann, avait-il interpellé son nouveau compagnon.
      • Je m’appelle Automat602, et je suis ravi, enchanté, heureux de te rencontrer.
      • C’est ta première garde ?
      • J’ai été à la surveillance des vaisseaux, mais on me trouvait trop étourdi, distrait, rêveur pour cette tâche.
      • C’est vrai, pour ça il vaut mieux avoir les nerfs prêts ! Tu verras, ici c’est tranquille, il n’y a rien à faire.
      • Oui, c’est ce qu’Automat497 m’a dit. La nuit va être longue, difficile, illimitée.

Yohann laissa passer un silence avant de surenchérir, mais ne put s’empêcher d’ajouter :

      • Ôte-moi d’un doute, Automat602… Tu parles toujours en trois adjectifs ?
      • Erreur de programmation. Il ne m’est pas possible de choisir un seul, unique, simple adjectif.
      • Les bâtards ! Et cela ne te fatigue pas ?
      • Tant que ma batterie est chargée, électrifiée, remplie, je ne fatigue pas.
      • C’est bon à savoir.

Heureusement pour le vieux Yohann, Automat602 n’était pas un grand bavard. Et c’est lui qui dût, face au silence qui se prolongeait, relancer la discussion.

      • Va falloir penser à faire le plein de gin. Il boit comme un trou, ce gosse…
      • Cela me rend vraiment triste, affligé, désespéré de voir un si jeune, petit, seul garçon tomber dans les affres de l’alcool.
      • En même temps, avec la gueule qu’il se trimballe… moi aussi j’enquillerais les bordelaises.
      • Les quoi ?
      • Les bordelaises, le vin de Bordeaux quoi. C’est ce qu’il avait de meilleur sur Terre, avant qu’on nous transfère ici, dans cette station spatiale pourrie.

Yohann n’avait qu’une trentaine d’années quand il avait été arraché de sa Gironde pour être mis sur orbite. À l’époque, on cherchait des hommes forts et des femmes intrépides pour partir coloniser d’autres planètes, vu que celle qu’ils habitaient sentait un peu trop le sapin. On lui avait fait miroiter de grandes étendues, des territoires à défraîchir, des sociétés à bâtir ! Résultat, cela faisait 45 ans qu’il attendait de pouvoir quitter la station intermédiaire, mais tous les équipages avaient disparu. Les mecs, ils maîtrisaient la création synthétique de nourriture et le recyclage des déchets, mais ils n’étaient pas fichus de suivre un vaisseau sur leur radar supersonique de je-sais-pas-quoi. Il avait essayé de faire le trajet retour, mais on lui disait que la Terre avait été rayée de l’Univers.

      • Est-ce que cela te rend triste, nostalgique, fâché de penser à ta Terre ?

Ce qui fâchait vraiment Yohann, c’était l’anarchie avec laquelle son nouvel acolyte triplait les adjectifs. Mais il ne le lui dit pas. Il ne lui dit pas non plus à quel point sa Terre lui manquait à en crever. Car au bruit qui venait de s’échapper de la chambre, le gosse faisait un coma éthylique…

Marie-Sophie Péclard

Photo : © erik_stein

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