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4-2 pour Ambrì : Un samedi soir sur la Terre

« Les premières fois que je suis revenu à la Valascia, j’étais revanchard avant même d’entrer sur la glace. Je savais ce qui m’attendait : les cris, les sifflets, les insultes de ces gens que j’avais aimés. » (p. 9)

L’incipit, in medias res, nous plonge dans les vestiaires, quelques minutes avant le derby du soir entre Lugano et Ambrì-Piotta, dans l’antre de cette dernière, la patinoire de la Valascia. Nous sommes au Tessin et le « je » de narration est Forni, joueur de hockey, l’enfant chéri du club qui s’est vendu en signant chez l’ennemi du bout du lac. Mais « je » est un autre, et même deux : une jeune fille tout d’abord qui, accompagnée de ses amies, va voir le match. Elle doit surtout y retrouver son petit ami, Reto et, du moins l’espère-t-elle, faire l’amour pour la première fois ; ou encore un homme usé par la vie qui n’a plus que le hockey et l’alcool auxquels se rattacher.

La narration unique à la première personne du singulier, qui alterne à chaque chapitre, rend tout l’intérêt du récit, et fait songer à Belle du Seigneur pour ses onze monologues. Il n’y en a que trois ici, mais qui se déroulent au long du livre, qui prennent leur temps et leurs aises sur la longueur du roman, comme une femme capricieuse que l’auteur s’évertuerait à contenter. Au fil des pages, il nous livre, ici un détail nous permettant de mieux cerner les protagonistes, là un élément qui va conditionner le récit.

Le rythme est nerveux, Michaël Perruchoud ne s’encombre pas (encore) trop de psychologie ; en revanche, il excelle à montrer ces petits riens, insignifiants qui campent les personnages. Ici, le hockeyeur est vénal, la supportrice décérébrée mais, en quelques phrases bien senties (« faire court et un peu salé » dirait Voltaire) on est avec eux, comme le septième joueur de l’équipe ou la copine de plus, celle qui parle peu et ne manque pas une miette des conversations.

1-0 pour Ambrì

Le fil conducteur, c’est le match, évidemment, qui lie les protagonistes qui y participent, sur la glace ou dans les gradins. Pour autant, pas besoin de s’y connaître en hockey. Les biancoblù, l’infériorité numérique après une pénalité, un puck ou un powerplay vous parlent autant qu’une feuille de déclaration d’impôts ? Pas grave, le hockey est l’objet, non l’enjeu du livre.

1-0 pour Ambrì, puis 1-1 grâce à une passe décisive de Forni. La même scène (but et égalisation) est vue et vécue trois fois, par chaque narrateur alternativement. « Voir la même scène avec des yeux différents », fait dire Michaël Perruchoud à Forni, comme un ventriloque à sa marionnette. Cela procure un sentiment de vertige, du fait de l’omniscience de la situation. Et des sentiments contrastés : l’espoir pour le hockeyeur après un moment d’abandon durant lequel il s’était persuadé que le match était déjà perdu ; la frustration pour la supportrice d’Ambrì, convaincue qu’elle ne fera jamais l’amour après une défaite ; quant au vieil homme, cela lui déclenche le surprenant souvenir de sa rencontre avec femme, alors serveuse à Lugano.

« On devrait avoir des trousses médicales pour ça, avec des mots tout faits pour quand la vie fait mal aux copines, parce que, sur l’instant, forcément, on ne sait pas quoi dire. »  (p. 77)

Puis vient le temps des doutes. En fin de deuxième tiers temps, Forni manque un tir qui aurait tué le match. Lui qui se voyait déjà en NHL (la ligue professionnelle nord-américaine), se redécouvre tel qu’il est, joueur moyen de première division suisse. Serait-ce le début de la fin ? C’est l’heure des comptes en tout cas. La supportrice se remémore les preuves d’amour de son petit ami. Il y en a (quand il l’a embrassée pour la première fois, ses mains tremblantes sur ses hanches, quand il l’a complimentée sur ses jambes, le bouquet de fleurs des champs qu’il lui a offert, quand il lui a dit « tu es parfaite » parce qu’elle appréciait le hockey) mais pas tant que ça, finalement. D’ailleurs, lorsque l’on fait ce genre de calculs, c’est que quelque chose ne va pas… Quant au vieil homme, il est toujours dans ses statistiques : l’égalisation tombe après 5 minutes 44, puis 3-2 à 10 minutes 19 et enfin 4-2 pour Ambrì à 14 minutes 47.

Le titre du livre est là et il reste encore 95 pages. Mais, pour y dire quoi ? Le livre ne se résume évidemment pas à son titre, de même que l’existence des personnages, qui ne se limite pas au match du jour.

La poésie du sport

Car il y a une vie après le match. C’est la vie présente et à venir, avec ses inévitables connections dans le passé. Celles de Forni avec son père, le « ça passe vite » de ce dernier faisant écho quelques pages plus loin au « il est plus tard que je ne pensais » du rejeton, terrifié à l’idée de « de passer à côté de sa vie ». Des liens se nouent aussi entre les protagonistes, créant des similitudes entre les histoires. L’alcool pour la midinette (doubles vodkas) et le vieil homme (bières), les belles femmes étrangères (une Russe pour Forni, une Brésilienne pour le vieil homme)…

« Je voyais bien […] que mon élan pour le sport avait tout d’une addiction, d’une passion déraisonnable, une curiosité qui devait cacher une douce folie ou une perversion mal gérée. » (p. 34)

À l’entame du dernier tiers du livre, la narration se teinte de mélancolie. C’est toujours le même principe des scènes vues à tour de rôle par les différents protagonistes mais ce n’est plus un match qu’ils commentent, c’est leur propre vie. Ainsi, les scènes ne sont pas telles qu’elles sont décrites, ou alors pas seulement. Elles sont le monologue intérieur des narrateurs alternatifs, avec dialogues virtuels donc, et anticipation des événements. Aussi, les liens les plus forts qui les unissent résident-ils dans cette façon de penser leur vie, à défaut de la vivre. La supportrice ne se contente pas de voir Reto partir, elle imagine leurs retrouvailles ; quant au vieil homme, il imagine le départ de sa femme et de son fils à l’aéroport, alors qu’il n’y était pas.

Tout est lié, semble nous dire Perruchoud. Les destins de chacun se ressemblent, malgré leurs différences : l’amour ou son absence, la réussite professionnelle et ses échecs, tout cela ne constitue finalement rien d’autre qu’une vie, le destin de chacun qui compose un tout. Celui de l’humanité ou, tout du moins, d’une société évoluant sur Terre à un instant « T ». C’est cet instant que l’auteur dépeint. Un samedi soir sur la Terre du côté de la Valascia, Ambrì, Tessin, Suisse.

Bertrand Durovray

Référence :

Michaël Perruchoud, 4-2 pour Ambrì, roman aux éditions Versus, 2018. 158p.

https://www.cousumouche.com/?p=4673

Photo : © Bertrand Durovray

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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