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4321 : une personne, quatre personnages

« Au lieu de conserver la notion de personne portant trois noms, il inventerait trois autres versions de lui-même et raconterait leur histoire parallèlement à sa propre histoire […], il allait ainsi écrire un livre sur quatre personnages identiques mais différents portant tous le même nom : Ferguson. » (p. 1011)

4321 raconte l’histoire de Ferguson, à différents moments-clés de sa vie : l’enfance, l’université, la vie amoureuse et l’engagement politique. Chaque chapitre étant divisé en sous-parties (1.1, 1.2, 1.3, 1.4), correspondant aux différents Ferguson, le livre explore, de la manière la plus précise possible, l’existence de son héros telle qu’il la vit, et telle qu’il aurait pu la vivre s’il avait fait d’autres choix, à d’autres moments.

De l’idée géniale des doubles qui, par d’autres choix, réalisent toutes les possibilités qu’offre une existence, Paul Auster livre un roman dense, mais inégal. Cela débute par une litanie généalogique, aussi fastidieuse qu’inutile puisque n’apportant prétendument rien à l’histoire (celle-ci se concentrant sur les quatre Ferguson) ; inutile aussi car n’étant pas, ou peu, développée. Mais ce qui choque le plus, au premier abord, c’est la platitude du style, on a presque l’impression de lire une note d’intention, le plan rédigé pour un roman, un synopsis détaillé, soit – mais pas un roman ou, en tout cas, pas un roman avec une telle ambition, ni un roman d’un styliste tel que Paul Auster. On cherche, en vain, une envolée lyrique, et on ne trouve, au final, qu’incohérences. Or, contre toute attente, c’est de ces incohérences supposées que se révèle l’intérêt du livre, car il suggère la possibilité que quelque chose se passe. Puis Auster change de point de vue, passant de Rose à Stanley pour conter la rencontre des parents de Ferguson, mais il les englobe tous, les points de vue, sans faire de choix – ou alors si, un seul : le choix de n’en point faire ! Enfin, petit à petit (mais cela prend un certain temps), le livre commence à faire sens : Rose fait trois fausses couches avant la naissance de Ferguson (1, 2, 3… 4).

« Ainsi Ferguson était né, et pendant les quelques secondes qui suivirent son expulsion du ventre maternel, il fut le plus jeune être humain à la surface de la terre. » (p. 40)

Les frères morts du chapitre précédent ? Oubliés, l’auteur nous présente le frère imaginaire du héros, avec tout l’art dont il est capable pour brouiller les pistes. Ferguson, qui passe à sept, puis neuf ans mais qui, à partir du chapitre 1.2, rajeunit : six ans quand il se casse la jambe et découvre le monde, cinq ans à la mort de son cousin Andrew durant la guerre de Corée… avant celle de son père, racontée en quinze pages d’une écriture précise (les paragraphes sont même numérotés pour bien marquer la rigueur du propos), quasi chirurgicale, à l’aboutissement implacable : Stanley est retrouvé mort, brûlé vif ! Par conséquent, pour le jeune Ferguson, « le monde n’avait plus aucune réalité »… mais la littérature, si ? Ferguson déménage avec sa mère à New York, son père venant de mourir (p. 102), ils emménagent tous les trois de l’autre côté de la ville de Maplewood (p. 103)…

Attention, spoiler !

Et puis, coup de théâtre : Ferguson meurt à l’âge de treize ans (p. 216). L’auteur tue son héros, mais pas comme Hitchcock tue Janet Leigh dans Psychose ! La mort de Ferguson I survient le 10 août 1960 (c’est-à-dire que ce n’est pas celui qui a applaudi la victoire de Kennedy ou pleuré sa mort quelques 50 pages plus tôt). Ferguson II (celui qui a perdu son père) revient. Sa mère se remarie avec son oncle par alliance, l’écrivain Paul Sandler, « encore une histoire qui ne serait jamais racontée ». Ferguson joue de l’ellipse, tandis que Paul (Auster, pas Sandler) reprend sa monomanie généalogique, du côté du nouveau beau-père cette fois. Quand on entre dans le jeu, si on y entre, on se plaît à noter les différences (basket pour Ferguson II contre baseball pour Ferguson I, fan démocrate pour Ferguson I, apolitique pour le II), mais aussi les similitudes avec la vie d’Auster (les débuts comme poète, le séjour à Paris). En parallèle, on suit l’histoire avec un grand H : la guerre froide, Kennedy / Khrouchtchev, le procès Eichmann, le mouvement des droits civiques… Il y a aussi Amy, la cousine… petite amie, grand amour ? Cela dépend des versions. Page 445, Ferguson IV lui déclare sa flamme (tiens, comme lors du chapitre 3.1, mais avec un autre dénouement : je préfère qu’on reste amis, dans une variante « frère et sœur » ici, ce qui après le remariage de Rose sera effectivement la cas).

L’histoire avance, mais par trois pas en avant et deux en arrière – c’est-à-dire lentement. L’étonnant, c’est que les quatre Ferguson ne sont pas radicalement différents (l’un veut devenir poète et tombe dans le journalisme, l’autre écrit des critiques de films, tous deux aiment le sport et vont – bien que dans des conditions différentes – à Paris). À travers ces légères variations sur le même thème, Ferguson vivra donc plusieurs vies (une hétéro, l’autre bisexuelle, la troisième encore asexué puisqu’il meurt à 11 ans) et Auster, de faire ni plus ni moins que l’éloge de la fiction, car qu’est-ce d’autre que de rêver à d’autres vies, sinon faire œuvre de littérature ? Ainsi, malgré la confusion, le projet austérien, tel qu’il se dessine, petit à petit, devient fascinant.

Comme La Recherche de Proust raconte, derrière l’histoire, la naissance d’un écrivain, 4321 montre le lent cheminement qui va amener Ferguson à en devenir un. Ainsi, « il n’y a pas une seule façon d’écrire un bon livre, fait-il dire à Ferguson pages 217-218. Quelle que soit la façon d’écrire, si elle est juste c’est la bonne ». À cette aune, 4321 est-il juste ? Ou bon ?

Bertrand Durovray

Référence :

Paul Auster, 4321. Actes Sud, 2018. 1019 pages.

Photos : © Bertrand Durovray

Pour mieux comprendre : la bibliothèque « idéale » de Ferguson

  • Des auteurs : Les frères Grimm, Lewis Carroll, Beckett, Pinter, Dickinson, John Hopkins, Poe, Whitman, Robert Frost, E. E. Cummings, Ezra Pound, tout Tolstoï (pour la connaissance de l’âme féminine), Tourgueniev, Gogol, ainsi qu’Isaac Babel et Heinrich von Kleist lorsque l’esprit se fait plus critique, avec le temps !
  • Des œuvres : Les Mille et une nuits (extraits), Sinbad le marin, Docteur Jekyll et Mister Hyde, Sherlock Holmes, 1984 et La ferme aux animaux, Candide, Moby Dick, La montagne magique, Le soleil se lève aussi (que Ferguson juge « creux et artificiel »), Orgueil et préjugés, Moll Flanders, La Foire aux vanités, Les Hauts de Hurlevent, La Chartreuse de Parme, David Copperfield et Conte de deux villes, La Lettre écarlate, Jane Eyre, Gens de Dublin et Ulysse, L’Odyssée (version expurgée), Voyage au bout de la nuit, Le comte de Monte-Cristo, La Plaisanterie, La Métamorphose, L’attrape-cœur, Journal du voleur, Les faux monnayeurs, Tropismes, Nadja, Tableaux d’après Bruegel, Réflexions sur la guillotine, Cyrano de Bergerac, Des souris et des hommes, Les chaises et La cantatrice chauve, Babbitt, Manhattan transfert, Lumière d’août, De nos jours, Gatsby, Crimes et châtiments, Pleure ô pays bien-aimé, Walden ou la désobéissance civile, « dont la prose rebondit toujours par surprise, parfois à quelques centimètres, plusieurs mètres, plusieurs dizaines de mètres ou à l’autre bout du pays » (comme Auster dans ce livre).
  • Des héros : Anna K, Gulliver de Swift, Pym de Poe, Prospero de Shakespeare, Bartleby de Melville, Kovaliov de Gogol et Frankenstein de Mary Shelley.
  • Ainsi que des traductions en anglais de poèmes : « Au bout du monde » (extrait) de Robert Desnos, « La main de Lacenaire » de René Char, « La jolie rousse » de Guillaume Apollinaire, « Le sourd et l’aveugle » de Paul Éluard.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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