Les réverbères : arts vivants

68, année de toutes les libertés… et après ?

Avec Love love love, Les Amis musiquethéâtre ouvre sa saison avec une écriture « au vitriol » signée Mike Bartlett. Dans la mise en scène de Pietro Musillo, les quatre comédien·ne·s excellent pour faire rire le public, tout en le conduisant vers certaines tragédies…

Love love love : le titre est directement inspiré du célèbre morceau des Beatles All you need is love, morceau phare de la Génération 68, et surtout celui de Sandra (Marie Druc) et Kenneth (Vincent Bonillo), le couple que l’on suit à travers les trois temps du spectacle. Il y a d’abord leur rencontre, alors que Sandra fréquente Henri (Thomas Diebold), le grand frère de Kenneth. Mais leurs différences sautent immédiatement aux yeux, et c’est au bras du cadet qu’elle partira pour vivre l’aventure. On les retrouve trente ans plus tard, avec leurs deux enfants, Rosie (Madeleine Raykov) et Jamie (Thomas Diebold). La famille est parfaite, du moins en apparence : Sandra oublie ses enfants, et Kenneth minimise ses frasques. Et, alors qu’ils décident de divorcer après être allé·e·s voir ailleurs, les enfants peineront à s’en remettre. C’est ce qui ressort de la troisième temporalité, après l’entracte. Vingt ans après la séquence précédente, Sandra et Kenneth ont refait leur vie. Mais la réunion de famille initiée par Rosie, devenue violoniste professionnelle, tourne au cauchemar…

Raconter les « soixante-huitards »

Qu’on se le dise : Mike Bartlett ne semble pas tenir en haute estime la génération de mai 68. Dans le « peace and love » prôné par les deux protagonistes et qu’on pourrait croire ouvert vers autrui, c’est surtout l’égoïsme qui ressort : ils n’ont que faire de la souffrance qu’ils provoquent chez Henri, lui qui a hébergé Kenneth pendant des mois après que ce dernier a arrêté de fréquenter l’université. Plus tard, s’ils encouragent leurs enfants à faire ce qu’ils veulent et vivre de leur passion, la réalité démontre plutôt leur absence et leur laxisme en termes d’éducation. Quand Sandra « oublie » que sa fille joue dans un concert et travers Reading à toute allure, après quelques verres de gin, ce n’est qu’une parfaite illustration de l’absence de cette mère soi-disant moderne. Cette modernité, c’est elle-même qui la revendique : ne s’est-elle pas battue pour l’émancipation des femmes dans sa jeunesse ? Elle qui est devenue une working-girl peine à tout gérer de front. Mais quoi de plus normal ?

L’élément le plus emblématique de Sandra et Kenneth est sans doute leur refus de toute autorité. Eux qui se sont opposé·e·s à leurs parents pour vivre leurs vies, se moquent d’Henri et de son goût pour la musique classique, critiquant sa vision archaïque des choses – un point sur lequel on peut toutefois difficilement leur donner tort. Si la relation entre les deux soixante-huitards n’est faite que d’éloignements et de rapprochements successifs, celle avec leurs enfants s’apparente surtout à un gouffre qui se creuse. À cet égard, l’évolution du décor est particulièrement intéressante : alors que l’appartement d’Henri est exigu, la salle à manger de la maison de Reading donne une impression d’espace qui grandit. Quant à la terrasse de Kenneth, dans la dernière partie, elle démontre l’immensité de sa maison, cette seule partie étant déjà plus grande que la précédente salle à manger. Agrandissement de l’espace, mais agrandissement également du fossé entre les parents et leurs enfants.

Des personnages qu’on adore détester

Qu’on ne s’y trompe pas : si la critique de cette génération est virulente, Love love love n’en demeure pas moins une comédie ! Et si l’on rit autant, c’est en grande partie grâce à la personnalité – parfois un peu stéréotypée il est vrai, mais cela fonctionne ! – des personnages et de la performance des comédien·ne·s qui les portent. La justesse de leur interprétation est un véritable régal !

Le premier à apparaître est Henri. Le jeu de Thomas Diebold n’est pas sans rappeler celui de Jean Dujardin dans OSS 117 : ses réflexions machistes et l’image qu’il a des femmes, sans se rendre compte que celle-ci ne colle plus à notre époque contemporaine, le rend tout à la fois détestable et attachant. Et quand il se retrouvera tout seul, on ne pourra s’empêcher d’avoir une certaine empathie pour lui. C’est tout le contraire de ce qu’on ressent pour Sandra, dont la personnalité ne change pas vraiment avec le temps. Elle restera toujours cette jeune femme un peu délurée – ouverte, selon ses propres termes – avec son ton un peu snobinard typiquement british et ses attitudes de hippie. Elle qui prône la liberté sexuelle et le rejet de l’ordre établi reproduira pourtant les mêmes schémas que ceux qu’elle reproche à ses parents. Que dire en effet de son absence de capacité d’écoute envers ses enfants, qui ne demandaient que cela ? Kenneth n’est pas en reste. Cet étudiant désabusé par ses professeurs soi-disant moins intelligents que lui deviendra un père de famille dépassé, passant son temps à tenter de rassurer ses enfants sur les frasques de leur mère. Et alors qu’il devient un retraité épanoui, il ne se rendra pas compte de la détresse dans laquelle se trouve Jamie, qui vit pourtant avec lui…

Parlant des enfants, c’est sans doute Rosie qui a le plus souffert de l’attitude de ses parents : la deuxième partie, qui se déroule le soir des ses seize ans, finira mal, très mal pour elle. Et elle ne s’en remettra jamais vraiment, reprochant à ses parents, vingt ans plus tard, d’avoir contribué à ce qu’elle rate sa vie– ce qu’ils nieront en bloc. Elle, qui aurait simplement voulu être aidée et conseillée, a choisi la mauvaise voie, tout cela parce qu’on l’a encouragée à faire ce qu’elle aimait – le violon – même si elle n’a jamais été vraiment douée. De ce fait, elle peine à gagner sa croûte, se retrouve seule à 37 ans et doit sous-louer une chambre de son appartement pour boucler les fins de mois. Un gros contraste avec les villas de rêve de ses parents… Il y a enfin Jamie, un adolescent brillant et prometteur, qui deviendra chauffeur et finira par vivre au crochet de son père. Si l’on pense d’abord qu’il a simplement dérivé et s’est laissé aller, on prend bien vite conscience que le divorce de ses parents et le manque d’explication qui a suivi l’ont totalement brisé. Sa peur de recevoir des reproches ou de voir sa sœur s’énerver après lui en est la parfaite illustration. Et Thomas Diebold parvient à mettre beaucoup de finesse dans ces subtilités pas si faciles à interpréter.

Si l’on rit beaucoup en assistant à Love love love, on n’en sort pas pour autant indemne. La fin de chaque partie est de plus en plus tragique, et elle reflète bien la vision de Mike Bartlette sur les personnes issues de cette génération peace and love qui n’a, en réalité, pas changé grand-chose semble-t-il, et même empiré certains points, comme l’écologie… Un spectacle à voir, d’abord parce que malgré cela on passe un excellent moment avec ces personnages hauts en couleur – la performance des quatre comédien·ne·s vaut vraiment le détour – mais aussi parce qu’il questionne sur nos engagements et le monde qu’on va laisser aux générations futures. Un bijou de pièce de théâtre !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Love love love de Mike Bartlett, du 14 septembre au 3 octobre 2021 aux Amis musiquethéâtre.

Mise en scène : Pietro Musillo

Avec Marie Druc, Madeleine Raykov, Vincent Bonillo et Thomas Diebold

https://lesamismusiquetheatre.ch/lovelovelove/

Photos : © Anouk Schneider

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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