À la Parfumerie, méfiez-vous des grenouilles !
Du 16 au 20 octobre, une drôle d’invitée coasse et bondit sur la scène de la Parfumerie : gigantesque ou minuscule, c’est l’héroïne de La Grenouille qui avait bu toute l’eau, une création de la Cie Théâtre écart, un texte écrit et mis en scène par Serge Martin. Quand fable, écologie, marionnettes et animation se rencontrent…
Imaginez… une petite mare. Ou un étang. Ou une rivière. Une grenouille y paresse, entre soleil et bruits de l’eau. On dirait presque un haïku de Bashô – mais non, il s’agit du début d’un conte, qu’on récite quelque part dans le Pacifique. Soudain, la grenouille ouvre un œil… puis la bouche. La voici qui engloutit toute l’eau de la mare… puis celle de l’étang… de la rivière… du fleuve… de la mer… de l’océan… du MONDE ENTIER ! Et nom d’un batracien, qu’est-ce que c’est grand, le monde entier !
Devenue plus haute qu’une montagne, la grenouille remplie d’eau fait trembler la Terre. Partout, on s’inquiète : il n’y a plus d’eau, plus une seule goutte ! Pour les espèces vivantes (hérons, cervidés, poissons, êtres humains, plantes), c’est la catastrophe. D’autant plus que la grenouille n’est pas prêteuse, elle qui se prend à présent pour une reine… ou une raine (comme on appelle parfois les amphibiens).
Que faire, alors ?
La riposte s’organise : politiques, scientifiques, sociologues, philosophes (incarnés par Delphine Barut, Léon Boesch et Fjolla Elezi) s’attellent au problème. Chacune, chacun est persuadé·e de détenir la vérité : grâce à leurs arguments, c’est sûr, la grenouille changera d’avis. Mais non. « Pourquoi partagerais-je mon eau avec vous, alors que quand j’étais minuscule, vous n’avez jamais fait attention à moi ? » La Terre serait-elle donc appelée à dépérir ?
Non ! Car comme souvent dans les contes, la solution arrive lorsqu’on ne s’y attend pas : c’est le lombric, ce petit fûté, qui retourne la situation ! Mais ne comptez pas sur moi pour vous révéler le fin mot de l’histoire…
À La Fontaine des contes
Vous l’aurez compris : La Grenouille qui avait bu toute l’eau tient à la fois de la fable (car il y a une morale à la fin) et du conte (car elle mêle réel et merveilleux). Par certains aspects, elle rappelle d’abord les fameuses histoires de La Fontaine, inspirées d’Ésope. On y retrouve ainsi un bestiaire composé d’animaux qui parlent (la grenouille) et d’êtres mi-humains mi-animaux : le scientifique, avec sa blouse blanche, a une tête d’ours ; la philosophe un visage d’oiseau au long bec ; la sociologue une tête de chien… tandis que la politicienne est un féline aux gestes caressants.
Et, comme dans La Grenouille qui voulait être aussi grosse que le bœuf, la protagoniste de l’histoire enfle, enfle, enfle… cette fois-ci, à cause de son avidité qui la pousse à boire toute l’eau. Finalement, comme le batracien de La Fontaine, elle se trouvera bien attrapée. Vidée de son eau, elle ne conservera de sa taille gigantesque que ses yeux immenses. Ici, on retrouve aussi la forme d’un autre type d’histoire : celle du « conte du pourquoi et du comment », qui consiste à expliquer grâce à la fiction une réalité du monde (ici, le décalage entre les yeux démesurés des grenouilles et leur toute petite taille). À cela se greffe la morale propre aux fables : quand on a les yeux plus gros que le ventre, ça laisse des traces…
Magie du patchwork marionnettique
Le panorama ne serait pas complet sans évoquer la scénographie de la pièce. Décors, lumières (Renato Campora), ambiance sonore (Alice Nimier), costumes (Véréna Dubach), films d’animation (Luca Kasper) : tout concourt à nous plonger dans un univers de fable-conte… mais avec une touche très contemporaine qui permet de faire écho aux problématiques qui nous préoccupent (notamment écologiques).
Ainsi, les films d’animation (projetés sur l’écran lors de moment de transition) optent pour un visuel très coloré, entre paysages proche de l’aquarelle (pour les scènes dans la nature) et dessin animé qui rappelle la bande-dessinée (par exemple, quand la grenouille prend un bain avec délice). Les costumes et les décors tirent du côté de la féérie : un gigantesque écran de projection figure la bouche ouverte de la grenouille, surplombée par des yeux jaunes qui suivent le déroulé de l’intrigue comme uns instance incontrôlable et toute-puissante. Mais on a aussi des éléments de décor très réaliste : le pupitre avec micro depuis lequel parle la politicienne, par exemple.
Pourtant, la grande force de La Grenouille qui avait bu toute l’eau tient dans l’utilisation de nombreuses techniques marionnettiques, dans un jeu orchestré par Fatna Djahra. Les trois acteur·ice·s – Delphine Barut, Léon Boesch et Fjolla Elezi) – sont également marionnettistes : ce sont elles et lui qui donnent vie à tout ce beau monde. Passant d’une technique à l’autre, iels se rient des échelles (le motif de l’échelle aura d’ailleurs son rôle dans l’intrigue, quand il faudra escalader le flanc de la grenouille géante pour lui parler…). On passe du micro façon « théâtre d’objet » (de minuscules chaises, pendant une réunion de crise) au macro rappelant le bunraku (les marionnettes à taille humaine du scientifique-ours, de la philosophe-oiseau et de la sociologue-chien)… sans perdre la dimension humaine (grâce à une marionnette à fil représentant une petite fille qui se questionne, dans ce monde un peu bousculé). À la projection de films, on mêle un autre type de projection, plus onirique : celui du théâtre d’ombres, pour évoquer la débâcle du monde animal et végétal privé d’eau…
Au final, la magie n’est jamais loin – tout comme la réflexion politique : texte, marionnettes, musique, films, chansons, énergies des corps et des voix… La Grenouille qui avait vu toute l’eau porte un propos politique d’une manière brillante, car plutôt que de marteler un message, la pièce fait appel à notre imaginaire pour tirer les conclusions qui s’imposent. Un regret, peut-être ? On aurait voulu que ça dure encore et encore…
… mais ce sera pour une prochaine fois. Et comme dirait la grenouille : coâ !
Magali Bossi
Infos pratiques :
La Grenouille qui avait bu toute l’eau, de Serge Martin (d’après un conte du Pacifique), par la Cie Théâtre écart, du 16 au 20 octobre 2024 à la Parfumerie,puis du 23-27 octobre au Teatro comico de Sion et les 9-10 décembre au marionNEttes Festival de Neuchâtel.
Mise en scène : Serge Martin
Avec Delphine Barut, Léon Boesch et Fjolla Elezi
https://www.laparfumerie.ch/evenement/la-grenouille-qui-avait-bu-toute-leau-mes-serge-martin/
Photos : © Magali Bossi (flyer du spectacle, Cie Théâtre écart)