Les réverbères : arts vivants

À quelle gare descend l’amour ?

Avec Nos paysages mineurs suivi de En finir avec leur histoire, l’auteur, metteur en scène et directeur de théâtre Marc Lainé construit un diptyque théâtro-cinématographique saisissant autour de l’amour et du temps qui passe dans lequel chacun·e peut se reconnaître. C’était tout en haut de l’affiche à la Comédie de Genève du 9 au 11 mai dernier.

Début des années 70. Deux inconnus dans un wagon de train. Entre Paris et la Picardie. Elle, fille d’ouvrier. Lui, bobo philo. La bourgeoisie contre le prolétariat. Lutte des classes. Structuration de la société par les origines sociales. Fragments d’un discours amoureux avant l’heure. Il la drague. Elle regarde le paysage. Il la séduit. Elle résiste. Il en fait sa muse. Elle se love dans les mailles du mâle. Schéma classique. Il connaît le succès littéraire. Derrière chaque grand homme il y a une femme qui le soulève. Il n’est qu’égocentrisme. Elle s’émancipe. Il est condescendant. Elle devient prof de philo. Il veut sa reconnaissance. Elle veut son indépendance. Lente décomposition de l’amour pour cause d’antagonisme social. Cela dure sept ans. Enfermé·e dans le compartiment de leur histoire. Dans les trains de leur vie. Force de l’ellipse. Puis elle part, enceinte. Fin de la première histoire.

Paul se met alors avec une plus jeune. Mais Liliane est résiliente. Il connaît la gloire puis les dettes. Elle fait ses courses en comptant ses sous. Il ne paie pas la pension. Seize ans plus tard, il l’attend sur un trottoir. Ils s’aiment encore. Même si le quotidien de l’autre est redevenu une énigme, l’intimité du partage est sans fin. Mais le train a passé. Et il ne suffit pas d’aimer, on le sait bien. Il tente de se justifier. Elle est agacée et touchée. Il en devient touchant d’être minable. Elle est magnifique dans sa fragilité. Il rêve de retourner avec elle. Elle rationalise. Il sublime le paradoxe. Et ils s’embrassent. Mais elle a un autre homme : son fils, leurs fils. C’est un train sans retour. C’est la vie. Un oxymore sublime. Fin du diptyque.

Sur la grande scène de la Comédie, dans la première histoire, à cour, un compartiment de train grandeur nature. Et à jardin, une toile de cinéma. Le dialogue en direct dans le wagon est filmé et retransmis sur l’écran. Amplification émotionnelle grâce aux gros plans sur les expressions de l’une, de l’autre. Focales qui permettent d’apprécier les riches nuances de jeu des artistes. Sous l’écran, un train miniature comme dans les chambres d’enfants. L’ensemble du dispositif est original et ingénieux. Il y a même un énigmatique chef de gare dans l’ombre. Sa présence interroge. Qui décide des aiguillages de nos vies ?

Pour la seconde histoire, en 1992, le mur est tombé et le socialisme met le cap à l’ouest. Le train miniature est remplacé par deux tapis roulants sur lesquels les protagonistes marchent pour signifier le dialogue impromptu le long des boulevards nocturnes. L’écran derrière eux renvoie des perspectives urbaines parisiennes. Et le compartiment du train à cour s’est transformé en petite place de quartier avec un banc public et un lampadaire. Une ultime déambulation pour dire le désespoir et l’amour impossible.

Une autre idée forte du spectacle est la présence sur scène du violoncelliste Vincent Ségal qui, grâce à des compositions originales bien dosées, permet aux personnages de multiplier les appuis de jeux et à l’ensemble du propos d’être renforcé par un univers musical poétique.

C’est donc un couple de boomers pris dans les affres de son temps : post mai 68, la libération des mœurs a amené son lot d’utopies, l’exaltation des lendemains qui chantent… et les désillusions du monde de T.I.N.A[1]. Depuis, la société s’est quelque peu démasculinisée. Aux contours. Mais dans le fond, le propos reste bien actuel. Le patriarcat s’est certes habillé de féminisme. Il demeure que cette attitude politiquement correcte n’est souvent qu’un cache-sexe. Celui de la violence transhistorique de la domination de l’homme sur la femme. Toutes époques confondues. En atteste aujourd’hui le retour consternant du masculinisme et de la figure autocratique de l’homme providentiel. Retour vers le futur. Trump n’est-il pas le clone de Tannen[2] ?

De la dystopie revenons au diptyque. Sur scène, elle comme lui sont remarquables d’humanité pour surnager dans ce mouvement brownien du sentiment amoureux pris dans le fatras des normes sociales. Combien d’entre nous peuvent se reconnaître dans l’agitation vaine de l’un en quête de reconnaissance et dans l’abnégation de l’autre qui tente de résoudre la quadrature du cercle entre sa vie de femme, de mère et d’épouse ?

De trains en trains, de boulevards en impasses, la répétition de la lassitude de soi fait son travail de sape et aseptise les histoires d’amour les plus piquantes. Certes, depuis les Lumières, on pense l’humain inachevé donc capable de se réinventer et de déborder sans cesse de lui-même. En pratique pourtant, on tourne bien plus souvent en rond avec soi-même comme ce misérable train électrique qui se rêve déraillant pour voir d’autres paysages.

La force de l’écriture de Marc Lainé réside dans cette capacité de faire résonner ses mots avec nos vies. Il avoue d’ailleurs que le scénario s’inspire de sa propre histoire… Et on craint tous de voir arriver, à force des soubresauts et autres nids de poule de la vie, ce quai de gare sur lequel descendra l’amour pour nous laisser dans l’absence si fortement expliquée par Roland Barthes[3]. Il y a donc une grande force de résonances entre les personnages admirablement touchant de Vladislav Galard et Adeline Guillot et le petit théâtre amoureux de nos vies. Et il y a des fulgurances d’écriture marquantes comme ce moment où, pour expliquer à son fils son absence, le père avouera :

« J’ai tout gâché Martin… Je le sais… Mais l’erreur serait de croire que je me suis dérobé par égoïsme ou lâcheté. Non. C’était une décision… J’ai refusé de te transmettre quoi que ce soit tout simplement parce que j’estimais que je n’avais rien de bon à te transmettre… C’est la figure paternelle qui me semblait être le produit de tout ce que je voulais combattre… héritier d’une culture bourgeoise réactionnaire et patriarcale… je ne fais que reproduire les gestes des dominants et des oppresseurs… J’étais trop lucide pour ne pas être conscient de mon imposture… Ce que j’essaie de dire c’est que malgré la haute opinion que j’ai de moi-même, je ne suis qu’une sombre brute… Alors j’ai cru que c’était mieux de me tenir loin de toi… Il y avait peut-être une chance que tu ne me ressembles pas… 

Ce plaidoyer résonne trente ans plus tard avec la radicalité du féminisme post me too qui voit dans la disparition pure et simple du mâle blanc dominant la seule possibilité révolutionnaire : « On a assez parlé, on a assez expliqué, on a assez payé. Votre temps est fini, les gars, il n’y a plus de place pour vous dans le monde d’aujourd’hui si celui-ci ambitionne plus de justice et d’égalité… » Or, la lave torrentielle des mouvements conservateurs partout dans le monde est peut-être le symptôme de la réaction puérile d’une espèce en voie de disparition face à l’engagement salvateur des activistes des droits humains, de la démocratie et de l’écologie.

Au plateau, dans le halo du réverbère, on comprend alors que les comptes sont soldés, tout a été dit sur les plus de vingt ans de la vie de ce couple archétypique d’une époque.  Alors, la femme reste seule mais libre, l’homme erre dans les ruines de sa vie et le fils est figé dans la perplexité de l’héritage de ses parents. Et les trois sont profondément humains. A ne plus savoir qu’en faire.

Un monde s’effondre, un autre peut naître.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Nos paysages mineurs suivi de En finir avec leur histoire de Marc Lainé, à la Comédie de Genève, du 9 au 11 mai 2025.

Mise en scène : Marc Lainé

Avec Vladislav Galard et Adeline Guillot

Composition musicale : Vincent Segal

Photos : © Simon Gosselin

[1] There is no alternative : slogan-phare de la montée du néo-libéralisme dans les années 80.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Biff_Tannen

[3] https://www.youtube.com/watch?v=gRG4xKwD8no

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, auteur heureux et metteur en scène chanceux, Stéphane aime prendre son temps grâce à la lecture, à l’écriture et au théâtre. Écrire pour la Pépinière prolonge le plaisir des spectacles.

Une réflexion sur “À quelle gare descend l’amour ?

  • Etiennette Vellas

    Quelle magnifique critique!
    Merci Stéphane, de m’avoir donné, par ton écriture, tant envie de voir ce spectacle… un jour… si possible.
    Merci d’en avoir tiré des fils nous permettant, ayant vu ou pas le spectacle, de tant réfléchir sur notre monde actuel d’ici… la femme, l’homme, l’enfant dans notre curieux présent. Toutes et tous profondément humain. L’important est là, me semble-t-il. Et comme cela fait du bien de le lire et pouvoir le penser. Quelle ouverture de nos prisons mentales! Merci Stéphane,

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