Adieu, l’Alpe !
La neige – l’or blanc de la Suisse. La richesse du pays, le bonheur des touristes. Et si elle disparaissait ? Désastre, exil, débâcle : la Désalpe d’Antoine Jaccoud dresse la chronique d’un réchauffement annoncé, sur fond de cors des Alpes. À l’Orangerie jusqu’au 2 août.
Imaginez le Matterhorn, la Dent Blanche ou le Pilatus sans neige. Les pistes transformées en désert. Les chalets, désespérant de voir un peu d’eau. Voilà la Suisse, telle qu’elle pourrait être… telle qu’elle sera un jour. Voilà le paysage qui se dessine à travers les mots des trois récitantes de Désalpe : Françoise Boillat, Johanne Faivre Kneubühler et Isabelle Meyer égrainent avec stupeur les noms de stations désertées ou de skieurs oubliés – tout un écosystème disparu. Désalpe nous rappelle ainsi à quel point la neige est constitutive de l’identité suisse, nécessaire tant à la prospérité intérieure du pays qu’à sa renommée extérieure : neige et tourisme sont inextricablement liés. Sans neige, comment survivre ? Dans les murmures monocordes et abasourdis des récitantes, c’est le cri du peuple d’En-Haut qui résonne.
Une seule solution : la désalpe.
Loin des célébrations festives et des troupeaux fringants, c’est un véritable exil climatique. Antoine Jaccoud évite néanmoins de chercher frontalement des responsables : Désalpe met en garde, oui, mais sans charge ou moralisation excessives. À chacun d’en tirer ses conclusions. Le problème s’exprime avant tout au travers de ses conséquences économiques. Migrants dans leur propre pays, ceux d’En-Haut doivent descendre en plaine pour travailler. Comment s’adapter ? À l’horizon de la fracture entre deux types de populations. Peut-on vivre ensemble ? En filigrane, cette question s’extrapole au-delà du clivage Haut / Bas : qu’en est-il de la cohabitation entre les différents types de Suisses, romands, alémaniques, italiens et romanches (tant au niveau linguistique que culturel) ? Ou du rapport entre les natifs helvètes et les différentes populations étrangères venues habiter dans le pays ? Plus que jamais, le vivre ensemble est d’actualité. Après tout, on est tous dans la même galère…
Pour donner de la force à son propos, Désalpe n’a pas peur de faire un pari risqué au niveau musical, quitte à ruer dans les brancards des traditions helvétiques. Pour signifier l’Alpe, il faut un acteur de choix : le cor des Alpes, bien sûr ! Cet instrument emblématique, au long corps de bois (souvent en pin, plus rarement en arole), fascine par sa puissance : utilisé jadis pour communiquer entre alpage et village, il est l’instrument suisse par excellence. Aux côtés des trois récitantes de Désalpe, quatre musiciens (Daniel Brunner, Valentin Faivre, Jacky Meyer et Matthieu Bielser) évoluent avec aisance sur les planches de l’Orangerie. Munis de roulettes, leurs cors vont et viennent sur la scène, évoquant le mouvement des ratraks, la forme de la montagne, la lente fonte des neiges.
Cette occupation de l’espace se double de compositions originales aux tonalités modernes. Oubliez le Ranz des Vaches ! Ce n’est pas une montée à l’alpage qu’on vous raconte – mais une descente. Face à la débâcle, les cors se détachent de leurs racines folkloriques : ils grognent, ils couinent, ils souffrent. « Le thème principal (en majeur) s’intitule Désalpe, » explique Matthieu Bielser. « Transposé en mineur, ce thème revient sous différentes formes, sous le titre de Nostalgie. Pour moi, il exprime bien le passage entre l’avant et l’après du réchauffement, ce qu’on avait et ce qu’on n’a plus. Nous utilisons également les possibilités figuratives de l’instrument : c’est la première fois qu’on voit sur scène un ballet de ratraks, joué par des cors des Alpes ! » Au début, c’est le choc : les dissonances happent le public, le rendant tour à tour mal à l’aise, fébrile, tendu… mais bien vite, la justesse du parti-pris moderne se révèle : comment aurait-on pu dire cet exil obligé et douloureux, avec des mélodies associées au monde de la neige ? Les motifs répétés des cors, les retours de mélodies, les va-et-vient des instruments font parfaitement écho au texte d’Antoine Jaccoud, avec ses phrases qui s’emboîtent et reviennent comme autant de refrains.
Aucun doute : Désalpe donne un coup de neuf au cor des Alpes, tout en dénonçant une problématique aussi réelle que préoccupante. Un spectacle à voir, qu’on ait la fibre écolo, musicale, théâtre… ou les trois !
Magali Bossi
Infos pratiques :
Désalpe, d’Antoine Jaccoud, du 20 juillet au 4 août 2019 au Théâtre de l’Orangerie, puis reprise à l’Espace Vélodrome le 19 septembre 2024.
Mise en scène : Antoine Jaccoud
Avec Françoise Boillat, Johanne Faivre Kneubühler, Isabelle Meyer (jeu) et Quatuor Dacor composé de Daniel Brunner, Valentin Faivre, Jacky Meyer et Matthieu Bielser (musique)
https://www.theatreorangerie.ch/index.php/theatre/spectacles-en-salle/117-desalpe
https://www.saisonculturelleplo.ch/desalpe
Photos : © Guillaume Perret (banner) et Magali Bossi (inner)